jeudi 26 avril 2012

Le défi du prince


C'était encore l'époque des trains de nuit et des compartiments fermés à huit places assises. C’était aussi l'époque des permissions de fin de semaine, des wagons peuplés de militaires bruyants, bouillonnants de sève, de jeunesse et de rires.


À cette époque j'effectuais mon service militaire quelque part dans le sud de la France. Le printemps venait tout juste de commencer. C'est le moment de l'année que je préfère. Le soleil est encore doucement caressant, et les odeurs de la Provence sont si enivrantes après chaque averse qu'elles me font l'effet d'une amoureuse inconnue au réveil. C'est le moment où les femmes redeviennent jolies, où les tissus de leurs jupes se font plus légers tandis que les talons s'allongent et que les visages se couvrent d'un hale que je trouve sensuel. J'adore ce moment de l'année, où moi aussi je me réveille de l'hiver.

Le train roulait depuis près d'une heure en direction de Marseille, le soleil n'était pas encore très haut.

Seul, dans mon compartiment, plongé dans les réflexions porno-philosophiques du prince hospodar héréditaire Mony Vibescu,le rejeton caché d'apollinaire, je goutais le plaisir d'une première cigarette. Le train s'était arrêté pour une courte pause dans une des innombrables gares qui jalonnent la ligne du bord de mer. Les voyageurs cherchaient leur place. Discrètement, elle est entrée et s'est assise face à moi près de la fenêtre.

Le train du prince arrivait tout juste en gare à Paris. Je posais mon livre, la couverture en évidence et allumais une seconde cigarette. La jeune femme ne put s'empêcher d'y jeter un rapide  coup d'œil puis détournant son regard s'absorba dans la contemplation muette du défilement monotone des champs de vignes. Elle ne me laissait voir que son profil, et le temps de quelques bouffées de tabac je l'observais avec une indiscrète arrogance .

Elle paraissait âgée d’une trentaine d'années, presque dix ans de plus que moi à ce moment. Elle semblait faite d'une quantité de contrastes qui la rendaient à la fois distante et attirante à mes yeux.
Les traits de son visage osseux avaient la dureté de ceux d'une de mes anciennes professeur de latin le jour de la rentrée, mais la douceur de son regard  me la rendait si désirable, alors qu’elle était loin d'être simplement jolie.
Son corps mince était presque maigre. Elle portait une jupe faite d'un tissu clair et léger qui  lui couvrait sagement la moitié des genoux. Ses jambes fines et nerveuses s'allongeaient  de la cambrure qu'imprimaient une paire d'escarpins rouges à talons.

Sous son chemisier blanc, lâchement boutonné, je devinais une poitrine menue, que j’imaginais libre de tout sous vêtement.

Cette femme dégageait à la fois une expression d'austérité et de sensualité réservée qui, à cet instant, la rendait très attirante à mes yeux.

Je la détaillais ainsi depuis près d'une minute, sans me rendre compte de la grossièreté de mon insistance. Elle tourna vers moi son visage et posant de nouveau son regard vers la couverture de mon livre me dit :

— Vous vous sentiriez prêt à relever le défi du prince ?

Je ne m'attendais pas à une approche aussi directe de sa part.

— Euh... vingt fois de suite .... Je ne sais pas .....

Elle me fixait avec un joli sourire ironique.

— Vous savez, si finalement, le prince meurt de ne pas avoir su tenir sa promesse... c'est avant tout par idiotie de sa part et non par faiblesse ..... Bien sûr qu'aucun homme ne peut le faire vingt fois de suite.

Cette femme que je ne connaissais pas, et qui m'attirait terriblement m'entretenait des performances sexuelles d'un personnage littéraire. Je me sentais pris à défaut comme un petit garçon que l'on a surpris au mauvais moment.

— C'est un procédé littéraire.

— Ah bon, et lequel ? Moi, je vous dis qu'il est mort de ne pas avoir été assez malin... La testostérone ne conforte pas l’intelligence.

— Je ne vois pas le rapport.

— Vous aussi vous devriez réfléchir un peu.

— Je n'ai encore rien parié.

— Vingt fois de suite, il s'était engagé à prouver sa passion à la même femme.

En disant cela, elle se tourna à nouveau vers le paysage.

— Vous allez jusqu'où ?

— Marmande...

— Moi je descends à Agen.

Elle avait posé un de ses pieds sur la corniche de sorte qu'une jambe se trouvait à présent légèrement surélevée par rapport à l'autre qui reposait à plat sur la banquette. Cette posture, involontaire en apparence  avait remonté un peu sa jupe, dévoilant l'intérieur d'une de ses cuisses.



— Il y a tant de manières .... Tant de manières 



Répéta-t-elle, sans me regarder ?   Elle me tendit la main à ce moment, je l'attrapais pour tenter un baiser. Mais ce n'était pas cela qu'elle désirait. Elle saisit mon poignet, m'attirant vers elle pour poser ma main contre sa cuisse doucement dévoilée.



— Il y a tant de manières différentes..... Mais si vous ne retirez pas votre main, je considèrerai que vous aurez accepté le pari du prince. Il ne vous reste que six heures pour l'accomplir.... au mieux, si nous restons seuls dans ce compartiment.

Elle se leva et tira les rideaux, nous isolant des regards du couloir.

Trente ans ont passé aujourd'hui. À chaque début de printemps, je me demande quelle forme prendra pour moi le châtiment des onze mille verges....


Je n'ai pas su te dire

J’aime tes cheveux en bataille, le matin au réveil.
J’aime ton regard de rainette quand tu viens de pleurer.
J’aime tes longs cils, qui battent tels des éventails dissimulant tes yeux quand tu te sens gênée.
 J’aime la chaleur de ton cœur qui bat contre le mien quand tu es fiévreuse.
 J’aime la petite fille qui dessine les fleurs qu’elle n’a pu offrir à sa maman.
J’aime la silhouette fluide que dessine ta longue robe blanche tachée de roses.
J’aime entendre ta voix la nuit dans la solitude de tes appels.
J’aime le souvenir de tes pas quand le long de la rivière tu as pris la main de ta sœur.
J’aime tes éclats de rire le dimanche, quand tu sais que les vacances ne font que commencer.
J’aime la rêverie des fumées de ta cigarette quand le soir nous n’avons plus besoin de parler.
J’aime la délicatesse de tes gestes et tes sourires amusés.
J’aime nos rendez-vous clandestins quand tu crois que ta mère ignore que nous nous retrouvons.
J’aime la sérénité de nos promenades en forêt quand l’hiver est si bleu.
J’aime quand tu me demandes de te servir du vin pour me faire comprendre que tu n’es plus une enfant.
J’aime les rides qui éclairent ton front quand tu lis Flaubert.
J’aime tes paroles adolescentes quand tu découvres la révolte.
J’aime le désordre de ta chambre, tes vêtements éparpillés que tu ne porteras pas ce soir.
J’aime ta précipitation affolée quand tu sais que tu es encore en retard.
J’aime regarder le chat qui s’endort au creux de ton ventre.
J’aime cette musique que tu écoutes, que je ne comprends plus.
J’aime te savoir heureuse quand tu es loin de moi.
J’aime quand tu descends du train, me cherchant sur le quai.
J’aime quand feignant l’indifférence, tu fais semblant de ne pas être fière de la copie que tu as laissée trainer sur la table de la cuisine.
J’aime quand tu me manques, je sais que ce soir nous dinerons ensemble.
Je n’aime pas les magazines que tu lis.
Je n’aime pas la longueur de tes silences.
Je n’aime pas ces photographies que je n’ai pas su prendre de toi.
Je n’aime pas la couleur rouge de l’ambulance.
Je n’aime pas ce téléphone qui a oublié le son de ta voix.
Je n’aime pas ces fleurs que tu soignais, qui renaissent éternellement.
Je n’aime pas ce chat que l’on n’a plus revu quand il a compris que tu ne reviendrais pas.Je n’aime pas entendre la tristesse de ta sœur.
Je n’aime pas les paroles que tu as enfouies, quand tu les pensais inutiles.
Je n’aime pas que tes rêves ne soient restés ceux de l’enfance.
Je n’aime pas le désespoir dont tu as vêtu tes nuits d’errance
Je n’aime pas ce corps que ta douleur a effacé.
Je n’aime pas les mots que je n’ai pas su te dire.
Je n’aime pas que de ma mémoire tu t’estompes chaque jour un peu plus.
Je n’aime pas ne plus savoir pleurer.
Je n’aime pas la force que j’ai eue sans toi.
 Je n’aime pas cette femme qui ne t’a jamais connue.
Je n’aime pas ses yeux dans lesquels tu t’es sentie femme.
Je n’aime pas le chant des oiseaux insolents au printemps retrouvé dans ce jardin où tu es désormais en paix.