Un dimanche
après midi ensoleillé de fin d’automne, j’ai pris conscience
que mon père était un homme ordinaire avec lequel j’aurais pu
m’entendre à défaut de le comprendre.
Sa
première attaque cérébrale nous avait faussement rassurés, nous
le pensions tiré d’affaire. C'était selon nous, juste une fausse
alerte provoquée par un excès de surmenage. Il faut dire qu’il
n’avait jamais cessé de travailler, ramenant à la maison chaque
soir et chaque week-end de
lourds
dossiers qui déformaient sa vieille sacoche de cuir couleur crème.
Il
touchait une confortable retraite de la société de courtage
d’assurance qui l’avait employé toute sa vie, et par crainte du
vide, de l’ennui ou parce qu’il n’avait rien préparé,
s’était un temps consacré à la formation des jeunes vendeurs. La
pédagogie était chez lui une seconde nature qui l’animait avec
passion et enthousiasme.
Il
ne parlait plus ou très peu, quelques phrases courtes seulement,
parfois réduites à un mot, dans lesquelles il exprimait tant sa
fatigue que sa lassitude.
Son
état ne s’était pas amélioré après sa seconde hospitalisation
qui nous avait tous surpris. Il était autonome, mais semblait
absent, le regard dans le vide, inconscient de qui était près de
lui.
Ma
sœur
n’avait pas souhaité le prendre chez elle. Sa décision me
désespérait, mais je la comprenais. Son état nécessitait des
soins qu’aucun de nous ne pouvait assumer ni financièrement ni
psychologiquement. Son mari n’était pas des plus commodes non
plus. Elle m’entretenait secrètement, depuis des années de son
projet de séparation sans jamais franchir le pas. Ce n’était
jamais le bon moment. Les enfants étaient trop petits, le boulot,
les études du grand ; il y avait toujours eu une bonne excuse
pour continuer d’accumuler de la rancœur
et de la frustration. Je savais bien que pour elle, la vraie raison
ce n’était pas le fric. Elle ne voulait pas courir le risque de se
voir reprocher l’état de son père par son mec.
Moi,
je venais de me séparer de Lilas. J’habitais un studio meublé sur
Senlis. Un camarade avait accepté de me le louer sans trop faire
d’histoire ni regarder ce que j’y ferai. J’avais perdu
l’habitude de vivre dans une aussi petite surface. L’appartement
me rappelait ma chambre d’étudiant quelque trente ans plus tôt.
L’espace y était compté. Je passais directement de mon lit au
bureau avec pour vue les cimes enneigées de la chaîne de Belledone.
Je bénéficiais à présent de quelques mètres supplémentaires.
La fenêtre fermait mal et donnait sur une façade aveugle plusieurs
fois centenaire. Rien dans cet appartement n’était aux normes. Ma
seule et unique prise électrique était surchargée de rallonges et
de dé-doubleurs qui chauffaient dangereusement lorsque je branchais
mon imprimante.
Lilas
m’avait annoncé son emménagement prochain avec son ex-collègue.
Celui-là même, qu’elle détestait au point de manquer de
vocabulaire pour exprimer son mépris et sa détestation. Elle
n’aimait pas les cavaleurs, et c’en était un de la pire espèce
selon elle. J’ai compris bien plus tard qu’elle lui reprochait
surtout n’afficher qu’un intérêt courtoisement distant à son
égard.
J’aurais
pu protester, mais moi non plus je n’étais pas clair dans cette
histoire et ça m’arrangeait bien que notre relation s’achève de
cette manière…
Mon
père a donc été transféré à Fitz-James, chez les dingues. Tout
cela parce que nous ne savions pas quoi en faire et parce que ce
n’était vraiment pas le moment qu’il rechute.
Je
ne comprenais pas pourquoi on lui donnait tous ces médicaments. Bien
sur, il n’était pas l’homme qu’il avait été. Un peu absent
et l’air hagard, je ne parvenais pas à faire la part de son état
réel des conséquences imputables à son traitement.
Je
n’ai jamais supporté le voir infantilisé par des infirmières qui
s’adressaient à lui comme à un salle gosse que l’on prenait à
s’enfiler un doigt dans le nez. Le règlement de l’hôpital était
sévère. Les dépassements d’horaires de visites étaient rarement
tolérés. Je détestais cet endroit qui ressemblait à une prison
sans barreaux. Il n’avait de toute sa vie jamais oublié de payer
la moindre contravention de stationnement et se retrouvait incarcéré
au milieu des alcooliques, drogués et autres perturbés toujours en
quête d’une cigarette. Je n’aimais pas l’idée de le savoir
la, mais comme me le disait Marie-Ange, ma sœur, nous n’avions pas
le choix, nous ne pouvions pas faire autrement.
Nous
étions venus lui rendre visite un dimanche de novembre. C’était
une de ces rares journées sans pluie où la lumière blafarde de
l’après-midi avait le goût amer des devoirs pas encore entamés
et des leçons non apprises. C’était une journée hypocrite, où
nous nous devions d’afficher notre joie de le revoir.
C’était
sa toute première autorisation de sortie. Nous attendions patiemment
dans le sas d’entrée qu’un membre du personnel soignant veuille
bien se décider à nous l’amener. Ne jamais oublier que l’hôpital
traite des patients, destinés à attendre que l’on veuille bien
leur donner l’autorisation d’exister. C’est encore plus vrai
dans une structure psychiatrique.
Je l’ai
vu passer la porte sans m’adresser un regard. Il ne me voyait pas.
Il ne me reconnaissait probablement pas.
Marie-Ange
avait décidé que nous irions pique-niquer tous les trois. Elle a
toujours adoré ça. Moi je trouvais l’idée idiote pour la saison.
Le sol était humide, le fonds de l’air était glacial. J’ai
toujours détesté l’idée de boire du rosé dans des gobelets en
carton et découper de la viande froide toujours trop dure avec des
couteaux qui ne coupent pas et des fourchettes qui explosent dès
lors qu’on insiste un tout petit peu.
Le menu
était assez classique… rumsteck, patates froides, chips, salade de
riz une pomme et un bout de fromage. Ça ne devait pas trop le
changer de la bouffe de l’hosto. Je me sentais honteux, mais je
n’avais pas envie qu’elle me reproche devant lui de ne pas avoir
participé à la préparation des agapes.
Ça
n’a pas eu l’air de le déranger. Il mangeait silencieusement et
coupait sa viande avec une infinie patience, le regard concentré tel
un comptable à la recherche d’une inversion de chiffres dans une
balance de fin de mois.
Nous ne
disions rien tous les trois. Marie-Ange avait ce regard de vieille
résignée que déjà môme elle affichait quand nous partions en
vacances en Espagne. Elle est comme ça ma sœur ; elle a
toujours eu cinquante ans et la peau chiffonnée de la ménopause
précoce. Son mec, un petit gros avec lequel je n’ai jamais réussi
à l’imaginer se frottant lascivement contre lui. Rien que l’idée
me fait frissonner de dégoût. Elle fait partie de cette catégorie
de personnes pour qui le sexe est aussi improbable et incongru que le
Rock’n’roll dans une assemblée
générale d’une caisse locale de Crédit Agricole.
Nous étions
partis depuis une heure environ. Il n’y avait plus rien à manger.
Je fumais une cigarette en attendant que passe le temps pour ne pas
rentrer tout de suite.
Il s’est
levé, déterminé. Seul lui, avait vu cette caisse jonchée au
milieu de nulle part. C’était une coque de hors-bord. Un vieux
truc en bois qui avait atterri dans ce champ en lisière de forêt, à
des kilomètres du premier plan d’eau, sans explication plausible.
Le fonds était arraché de sorte que la coque reposait directement
sur l’herbe.
Il s’est
installé derrière le volant et sans un bruit, sans qu’un son ne
sorte de sa bouche, une main assurée sur le reste de pare-brise en
plexiglas, pour la première fois depuis la mort de maman, je l’ai
vu sourire. C’est à ce moment que le vent s’est doucement mis à
souffler tandis que ma sœur m’adressait un regard teinté d’un
mélange d’inquiétude et d’exaspération.
Je
savais exactement où il était. Quarante-cinq ans plus tôt, au bord
du lac Balaton, dans un bateau loué au camping. Nous étions réunis
tous les quatre et passions ensemble nos premières vacances. C’est
ma mère qui avait eu l’idée de cette drôle de destination pour
l’époque. Une de ces amies lui en avait parlé… après l’avoir
évoqué un soir à table, mon père l’avait regardée en souriant
et lui avait dit “ — pourquoi pas ». C’était
suffisamment rare qu’il accepte une idée sans la discuter que nous
étions tous restés sans voix.
Trois mois
plus tard, début août, nous franchissions la frontière
autrichienne et découvrions les routes de Hongrie sous une telle
canicule que nous avions l’impression de nous diriger vers
Alicante, notre destination habituelle.
Au
détour d’un virage, ce fut le Lac. Il était immense. J’avais
beau regarder, je ne voyais pas l’autre rive. On aurait dit la mer.
Nous avons ainsi roulé plusieurs heures, sous le charme des
apparitions laiteuses du plan d’eau au travers de l’épaisseur
des sapinières qui en bordaient les rives et les collines alentour.
Il disparaissait parfois longuement de notre paysage. La route
sinueuse et chaotique reprenait alors sa monotonie campagnarde. Je
m’endormais contre l’épaule de ma sœur, des que le Balaton
réapparaissait, mon père s’exclamait bruyamment, et nous
réveillait tous de notre léthargie. Ma mère ne conduisait pas. Je
ne suis pas sur qu’il lui aurait laissé le volant. Mais il
n’aimait pas se retrouver seul éveillé et nous le faisait
vigoureusement savoir.
Ma
mère entretenait la conversation afin qu’il ne s’endorme pas.
Lui restait concentré sur sa conduite et ne répondait que rarement.
Il ne supportait pas l’entendre ainsi monologuer sans fin, encore
moins qu’elle se taise.
Quand
avons enfin atteint Balatonfured, le jour était tombé depuis
quelque temps. Nous avons erré pendant quelques heures à la
recherche des clefs de notre mobile home, guidés par ma sœur, la
seule d’entre nous à baragouiner quelques mots d’allemand. Nous
nous sentions très loin de la France, bien plus éloignés que si
nous avions traversé l’Atlantique.
Le
hasard nous a fait rencontrer une famille de Belges francophones qui
nous a pris en affection. Ils ne nous ont plus quittés et nous ont
invités à leur table pour dîner le soir de notre arrivée.
Mon
père était détendu. Il ne s’était pas rasé depuis notre départ
deux jours plus tôt. Je le voyais rire, légèrement ivre. Il ne
buvait pratiquement jamais à l’époque.
Ce
fut sur ce ton joyeux et loin de tout que nos vacances se sont
déroulées.
Le
lendemain, je me levais tard et retrouvais mes parents en plein débat
avec nos nouveaux amis. Je ne comprenais pas de quoi il était
question, mais ils avaient l’air de vraiment bien s’entendre.
À
midi, mon père m’annonçait qu’il avait décidé de louer un
bateau. Il n’avait pas son permis, je ne suis pas sûr qu’il en
fallait un sur le Balaton. Le hors bord faisait un raffut du diable
et dégageait une épaisse fumée noirâtre, mais c’était une
affaire selon lui.
Il était
fier au volant de son bolide… presque autant que je l’étais de
lui… nous ne faisions rien comme les autres, j’aimais ça.
Près
de quarante ans plus tard, il était de nouveau tout sourire aux
commandes de son bateau, les cheveux dans le vent, la main assurée
contre le montant du pare-brise. Il avait de nouveau le regard clair
de sa jeunesse. L’année avant que Maman ne disparaisse, la
dernière année où je l’ai entendu rire.
La beauté de ce texte nous ramène à une réalité à l'abandon d'un être humain de sa famille qui ne peut pas subvenir à ces besoins et un système "carcéral" médical. Elle nous interpelle:" Comment allons nous finir si il nous arrive un problème de santé grave......"
RépondreSupprimeril est très difficile déjà de voir dans quel état se trouve un membre de notre famille, et nous avons du mal parfois à accepter cela, car c'est douloureux! ça fait mal , on en reconnait plus la personne qu'elle à été, et l'on se sent impuissant face à cette détresse...ON CULPABILISE AUSSI, car c'est abandonner un être humain , mais le père qui nous a" conçu " qui nous a élevé!et d'autant plus qu'il n'aurait pas du se retrouver dans une structure psy! ou toutes les pathologies sont mélangées.... ça fait peur! oui! parce qu'on se demande lorsque nous vieilliront ou qu'on aura perdu un peu la boule , voire dépression .........OU VA T-ON NOUS METTRE??? aurions nous le choix?? les maisons de retraite actuelles ne sont plus des maisons de retraite et avant on prenait des personnes que sain d'esprit ect . Il y a de plus en plus de personnes atteintes de troubles cognitifs des Alzheimer ect des spy... histoire d'une réalité qui est bouleversante! et qui donne de l'effroi..........qui nous remet en question mais même si on a pas envie d'abandonner les nôtres les soignants ont la capacité à s'en occuper ils sont formés pour cela ,car même nous nous n'avons pas de formation spécifique pour toutes ces personnes.........
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