Assis, à la terrasse de ce café, je me sens serein. Je goutte le calme et la tiédeur de cette matinée qui n’a pas encore
commencé. J'aime la Provence. Hier soir, je me suis couché tôt. Je ne fume plus, et j’ai réussi à
ne plus boire à l’ivresse, même légère. Au réveil, je me sentais propre au dedans,
plein d’une énergie que je ne me souviens pas avoir jamais eu. Aux premières lueurs de l'aube Je suis
allé à pieds vers le centre du village. Je
me sentais en paix, je n’avais plus peur de vieillir. Je ne pensais plus qu'au présent et aux possibles qui s'ouvraient à moi, comme quand j’étais l’adolescent au cheveux noirs et
bouclés, qui posait pour sa première carte d’étudiant, regardant confiant
l’avenir au travers de l’objectif, les yeux arrogants et posés comme un air de
défi. Ce matin, j’étais ce jeune homme vert,
à la peau douce, au visage sans mollesse.
Le ciel est clair, le
vent a chassé les nuages. La journée commence dans la douceur. Je regarde la
rue animée par les artisans qui rejoignent leur chantier. Je tourne la cuillère
dans ma tasse de café, ne sachant où la poser. Derrière son comptoir, le patron
du bistrot, est occupé de mille taches dont j’ignore le sens. Un vieux, au
visage chiffonné de trop de nicotine s'absorbe dans la lecture de la
rubrique hippique d’un journal qu’il a sorti de la poche intérieure de sa
veste. Le temps passe sans but avec lenteur et je n’ai pas encore porté la
tasse à mes lèvres. J’attends, et pourtant je sais que bientôt je me lèverai
pour reprendre le chemin de ma location. On se croirait en Afrique, ou quelque
part dans le sud de l’Espagne.
C’est à cet instant que je l’ai vue passer devant moi. Habillée
court, chaussée de talons hauts, elle m’apparaissait dans la minceur
triomphante de celles pour qui leur silhouette est le fruit de l’entreprise
d’une vie. Elle marchait en roulant ses fesses, le regard fixé vers la
boulangerie. Je me suis immédiatement senti attiré vers elle, ne pouvant
détacher mes yeux de ce cul hypnotique. Elle n’était plus là mais j’avais son
image encore devant les yeux. Qui donc était cette femme ? Il ne fallait vraiment
pas être devin pour sentir dans son
sillage la profondeur de ses blessures. J'étais amusé et attendri par cette
poupée de cinquante ans, qui pour être certaine d’accrocher le regard des
hommes avait du passer plus de deux heures à s’apprêter dans le silence de sa
salle de bain afin de se présenter dans les atours les plus caricaturaux de la
féminité, simplement pour aller chercher son pain.
Sa volonté de séduire à tous prix, la rendait émouvante. Je
l’imaginais fragile et inquiète, passant probablement le plus clair de son
temps à scruter les signes de l’âge qu’elle tentait d’endiguer
méthodiquement. Elle avait la chance d’avoir su garder la jeunesse de sa
silhouette, conservant un corps fin et musclé qu’elle devait mettre en valeur pour que l’on oublie de regarder son visage qui, malgré sa
science du maquillage ne pouvait plus faire impression. Dans l’excès de
l’obsession de son apparence, elle en faisait trop. Vêtue comme une chasseuse,
elle avançait d’une démarche étudiée, uniquement attentive aux regards qui se
posaient sur elle. Je l’ai sentie blessée, comme une femme qui a pris la
décision de se donner les moyens de refaire sa vie. Chez elle, la fêlure allait
au-delà de la simple campagne de séduction. On sentait que son corps était le
terrain d’un champ d’une bataille qui se livrait quotidiennement. Elle
refusait, elle niait, elle luttait. Elle savait qu’il ne lui restait que peu de
temps avant que les brèches qu’elle scrutait chaque jour ne soient trop visibles,
les fuites toujours plus nombreuses. Elle craignait ce jour, refusant d’y
penser, mais investissant dans sa lutte chaque instant de sa vie. Cet instant arriverait toujours trop tôt. Vaincue
par le temps, dans sa solitude désœuvrée elle n’aurait plus alors qu’à feuilleter
ses souvenirs au hasard des albums de photos, se remémorant le temps où elle
faisait encore se retourner les hommes. Le
temps où elle ne serait plus qu’une vieille au statut de beauté déchue durerait
trop longtemps et arriverait toujours trop tôt.
Quand elle revint devant nous, arpentant la rue dans l’autre sens, le vieux
leva la tête et l’observa sans discrétion, affichant un sourire gourmand. Ce
vieux crabe, qui ne devait pas être beaucoup plus vieux que cette guerrière la
considérait comme si elle lui devait quelque chose. Elle au moins se battait
contre le temps, tandis que lui, avait depuis longtemps abandonné tout espoir
de paraitre. Il avait parlé suffisamment fort et elle était assez proche pour avoir
entendu sa parole crue. Elle avançait toujours roulant des hanches, et dansant
sur ses escarpins, sans tourner la tête, fière d’être là dans la couleur de sa
séduction outrageuse. Elle savait qu’au moins un regard ne se détachait pas de
ses fesses. Elle se sentait inaccessible, excitée par le fait qu’elle
nourrirait les fantasmes de ce vieux bonhomme. Moi, je la suivais des yeux,
sous le regard complice de mon voisin. Dans la rue un volet s’ouvrait. Une vieille
dame, en peignoir arrosait ses géraniums.
J’aurais voulu la suivre, juste pour savoir et aussi
m’imprégner de son hallucinante démarche de danseuse. J’aurais voulu lui
parler, tenter d’attirer son attention. Mais je savais bien que ce genre de
femme ne se nourrit que de la jeunesse. Je payais mon café, et repartais, sous
le soleil déjà haut qui m’écrasait la nuque. Je me sentais vieux. Bien loin du
jeune homme aux cheveux bruns et bouclés qu’elle aurait tant désiré à présent,
qu’elle n’aurait pas remarqué dans sa jeunesse car bien trop vert pour elle.
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