Une prostituée chinoise, un plombier impuissant. une rencontre improbable, une relation compliquée. Une histoire simple entre un homme et une femme qui ne se sont pas rencontrés au bon moment de leur existence.
Mon premier cours de salsa cubaine venait tout juste de commencer, déjà je regrettais le chèque que j’avais dû signer pour assister à cette première leçon.
Nous étions une vingtaine de participants d’un groupe
composé à parité d’hommes et de femmes, tous plus ou moins débutants, tous plus
ou moins empruntés, les yeux rivés sur les pieds du prof essayant de déchiffrer
les obscurs enchainements qu’il décrivait en comptant et en criant les figures
qu’il exécutait… un-deux-trois… Cinq-six-sept…… Et rumba et salsa et mambo… Et
souriez, ne regardez pas vos pieds… caliente… la salsa, c’est la danse de
l’amour, la danse des machos… Allez-y… Bordel, je n’avais jamais dansé de ma
vie… même dans les boites de ma jeunesse, je m’étais toujours débrouillé pour
accaparer les tabourets du bar, fumant cigarette sur cigarette en m’efforcant
de ressembler au cow-boy de la pub Marlboro. Je n’osais pas, je ne savais pas…
pourtant, je voyais bien que les plus
séduisants étaient les plus à l’aise, constamment entourés d’une nuée de filles
piaillantes et riantes. Non, je ne savais pas y faire et aujourd’hui, je me
retrouvais dans la même situation que trente ans plus tôt, mais cette fois il
fallait bien que je me lance. C’est fou comme le fait de simplement marcher en
rythme peut être compliqué pour quelqu’un qui ne sait plus marcher dès lors
qu’il se sait regardé.
Les femmes ne me disaient pas trop non plus et la danse ne
les rendait pas plus gracieuses. La plupart conservaient le visage fermé,
bloquées par leur inhibition ou leur timidité. Certaines avaient dépassé la
quarantaine et s’étaient inscrites à ce cours avec leur compagnon ou leur
époux. Je ne m’étais pas préoccupé de les détailler, absorbé comme je l’étais à
imiter le mouvement des pieds du moniteur ou de ceux de mes voisins.
Rapidement, le groupe a formé un cercle. Je me suis
retrouvé prendre la main en serrant la
taille d’une femme qui sans ses talons m’aurait déjà dominé d’une tête. Je ne
suis pas particulièrement petit, mais celle-là faisait partie de la race des
géantes. L’exercice était simple, enfin simple pour le prof… Il s’agissait de
danser quelques mesures de salsa en duo et gracieusement passer à la suivante après
avoir enroulé de son bras la précédente, sans bien sur oublier de la regarder
dans les yeux en souriant, le regard chargé de promesses caliente…
Je me suis vite fait repéré. J’étais non seulement débutant,
mais de la catégorie des pas doués, de celle dont on se doute qu’ils auront au
mieux abandonné d’ici quelques semaines. Je sentais que je n’étais pas le
partenaire du cours le plus recherché et
les quelques instants passés avec chacune devaient leur sembler une éternité.
Le prof, comptait les pas ; un deux trois – cinq six sept…. Caliente, ne
regardez pas vos pieds… Et messieurs, dites-vous que les femmes savent que vous
dansez comme vous faites l’amour, alors donnez leur envie. Chacune de ces
remarques était accueillie d’un grand éclat de rire… on était là pour s’amuser.
Moi, je souffrais et à chaque me sentant personnellement visé à chacune de ses
critiques.
La Rueda a repris, et j’ai changé de cavalière. Celle-là
était différente des autres, elle bougeait vraiment bien et me regardait en
souriant. Je crois bien que de toutes, c’était la seule à ne pas avoir les
mains moites… C’est comme cela que j’ai rencontré Suzy. Une Chinoise danseuse
de salsa qui m’aidait à compter les pas et m’obligeait à fixer ses yeux.
Le cours s’était achevé sur une salve d’applaudissements en
faveur de l’enseignant. Nous rangions à présent nos affaires en nous désaltérant.
Je ne connaissais personne et honteux de ma prestation, j’entendais discrètement
quitter cette joyeuse assemblée de collègues et de connaissances dont je ne
faisais pas partie.
―
Bonjour, nous ne nous sommes pas présentés, je
suis arrivée en retard, moi c’est Suzy.
―
Bonsoir, Suzy, moi c’est Paco.
―
Hi hi, j’avais vu votre nom sur la liste, mais
je ne savais pas que c’était vous. Vous avez un bon prénom pour danser la
salsa.
―
Je ne suis pas cubain d’origine, juste argentin.
Mais je suis aussi nul en tango qu’en salsa. Vous avez le plus mauvais danseur
du monde devant vous, et j’ai fait des efforts aujourd’hui, vos deux pieds sont
encore intacts.
―
Tout s’apprend Paco. Si vous avez envie, vous y
arriverez. Je vous montrerai, vous verrez, c’est très facile, mais c’est comme
tout, il faut prendre le temps d’apprendre le début.
―
Je suis ravi d’avoir fait votre connaissance
Suzy.
―
Moi aussi Paco, et je veux vous voir au cours la
semaine prochaine, mais vous devez vous entrainer un peu…. OK ?
―
Oui, je sais, un deux trois … cinq six sept.
―
C’est bien… C’est un bon début…
―
Et caliente… ça va être commode de m’entrainer
tout seul.
―
Tenez, c’est mon numéro, on trouvera un moment
dans la semaine pour répéter, ici, la salle est ouverte jusqu’à 20 h. Vous
m’appelez hein.
Je prenais le carton que Suzy me tendait et le rangeait dans
mon portefeuille au milieu des tickets de caisse et de carte bleue.
―
Vous me téléphonez. Il faut qu’on danse si vous
voulez apprendre.
―
Promis mademoiselle.
Tournant ses talons sur un dernier sourire, Suzy s’éclipsa
de la salle d’un pas dansant.
Quand je raconterai ça aux copains me dis-je, la regardant
s’éloigner. C’est qu’elle est plutôt bien roulée la poupée. Je n’ai pas le
souvenir d’avoir jamais parlé avec une Chinoise avant ce moment. Il fallait que
je m’inscrive à un cours de salsa pour me faire brancher aussi directement, et
en plus la fille était assez mignonne.
―
Alors Paco, tu as fait la connaissance de
Suzy ? me dit le prof en me posant une main sur l’épaule. C’est une très
gentille fille, tu verras, elle me donne un coup de main de temps en temps pour
faire démarrer les cours débutants.
―
Oui, elle a pas vraiment l’air de débuter.
―
Non, Suzy c’est un cas. Elle a débarqué comme ça
il y a trois ans, un peu comme toi, elle ne connaissait pas le moindre pas, mais
depuis elle a mis les bouchées doubles. Elle en veut vraiment, c’est une vraie
passionnée. Elle est devenue une super danseuse, vraiment gentille et pas
bêcheuse pour un rond. Et en gala, une Chinoise qui danse bien le latino ça
fait toujours son petit effet, tu vois….
―
Elle m’a promis de m’entrainer.
―
C’est un sacré honneur qu’elle te fait la
princesse. Elle est toujours sympa, mais discrète aussi. C’est pas fréquent de
la voir parler à des gens qu’elle ne connait pas depuis longtemps. Je crois que
tu as un bon ticket avec elle mon ami.
Je rentrais seul dans mon petit studio du XX°. Il faisait
froid ce soir-là, et je n’avais pas envie de me retrouver face à ma bouteille
de scotch, à jouer toute la soirée avec ce téléphone qui ne sonnait jamais.
Je ne fumais plus depuis dix ans, mais j’avais envie de
penser à Suzie en me grillant un petit cigarillo. Je tentais de me souvenir de
son visage, mais chaque verre estompait le souvenir de ses traits. Je fermais
les yeux et seules dansaient derrière mes paupières closes, ses petites fesses
moulées dans sa jupe portefeuille bleu-marine.
Je ne sais pas si j’avais un ticket avec cette fille, mais
il ne lui avait pas fallu faire grand effort pour m’accrocher. Je me sentais si
seul que de toute façon, j’étais prêt à tomber amoureux de la première frangine
qui me parlerait en me souriant. Cette fois, c’était différent, je sentais qu’il
allait se passer quelque chose.
J’étais trop saoul à présent pour réfléchir. Comme tous les
soirs, je laissais l’alcool embrumer les images que même en me concentrant je
ne parvenais plus à fixer. inlassablement, je me répétais les mêmes
mot : « Elle est trop jolie pour moi, trop propre. Elle
ressemble trop à une femme. Il faut que j’arrête d’y penser ».
Je me levais très tôt le lendemain. Il fallait que je prenne
la voiture pour me rendre sur un chantier dans la banlieue nord, près de
Roissy. Une journée entière à installer des baignoires et des bacs de douche
pour un gars qui rénovait un immeuble miteux destiné à loger à prix d’or tous
ceux qui ne trouvaient nulle part où habiter.
J’étais plombier depuis cinq ans, je détestais ce boulot qui
me cassait le dos. Mon patron n’était pas trop regardant. Seuls lui importaient
les délais. J’avais un avantage sur les autres, je parlais français, je savais
lire, écrire et compter. Dans ce milieu, tout le monde fait semblant. Beaucoup
sont illettrés, et les autres de toute façon ne comprennent pas la langue. Moi,
ça ne me dérangeait pas. J’aurais pu vider des poubelles, ou livrer des pizzas.
Tout ce que je voulais c’était payer mon loyer et surtout ne pas trop penser.
Je suis devenu chef de chantier sans le vouloir ; on ne m’a pas laissé le
choix. C’était ça ou la porte. Alors, j’ai accepté. Je me suis retrouvé à la tête
d’une petite équipe d’estropiés de l’existence, m’assurant qu’ils montaient
bien au bon étage les baignoires que nous déchargions de bon matin. Le soir, je
faisais le tour du chantier, je m’assurais que tout était en ordre et je
passais mes commandes pour le lendemain. Je détestais ce job.
Onze heures, c'était l’heure de déjeuner. Depuis bientôt
quatre heures je montais et descendais les étages de cette ruine. Mokhtar était
entré dans la boite avant moi. Lui, c’est un vrai plombier. Il connait vraiment
son travail. Son problème, c’est la lecture. Il a su lire l’arabe et a un peu
appris de français, mais il a tout oublié. J’ai tout de suite sympathisé avec
ce type. J’ai rapidement compris qu’il ne savait que lire les emballages et les
consignes qu’il connaissait déjà et qu’il était perdu dès lors qu’on lui
mettait un peu de nouveauté devant les yeux. On n’en a jamais parlé. Mais bon,
je l’ai aidé en faisant comme s’il ne voyait pas très bien.
Mokhtar et moi sommes à peu près du même âge, mais c’est un
père pour moi. Chaque jour, il s’assure que je me nourrisse correctement. C’est
lui qui me ramène ma gamelle et s’occupe de me la faire réchauffer sur le
réchaud du chantier. Je crois que depuis trois ans, à ce régime-là je n’ai plus
jamais mangé que du mouton ou du poulet. C’est notre accord à tous les deux. Le
matin, je passe le prendre chez lui, dans son foyer, et le soir je le ramène.
En échange, il s’occupe un peu de moi et m’empêche de boire durant la journée
―
He Paco. Tu n’es pas comme d’habitude, je t’ai
vu sourire aujourd’hui… Tu as mal aux dents ou c’est autre chose ?
―
Non pourquoi ? Ça va…
―
Ça a l’air d’aller pour toi chef…
―
Et toi Mokhtar. Raconte-moi un peu.
―
Moi chef, qu’est ce tu veux je te raconte….
―
Je sais pas moi….T’as baisé hier soir ?
―
C’est pas la paye encore, et faut que j’en garde
pour envoyer au bled. Mais quand je touche l’enveloppe, faut que j’men trouve
une petite pas chère…. Toi chef, t’es blanc, t’as la femme gratuite…tous les
soirs si tu veux…
―
Tu as vu ma gueule…
―
Mais non chef, les femmes elles s’en foutent de
ta gueule. Ce qui les intéresse c’est ce que tu as dans le portefeuille et dans
le pantalon.
―
Je ne suis pas sûr que ce soit aussi simple, Mokhtar.
―
Si chef, c’est toi qui te prends la tête. C’est très
simple au contraire.
―
J’ai rencontré une fille hier soir… une Chinoise…
―
Ah bon… Et tu l’as ramenée chez toi ?
―
Mais non, c’est une fille bien, je l’ai
rencontrée au cours de danse… j’ai juste son numéro de téléphone.
―
Méfie-toi des chinoises chef… je les connais
bien moi. On peut pas leur faire confiance. Elles pensent qu’à l’argent.
―
On verra Mokhtar.
―
Tu as sa photo ?
―
Non, je viens juste de la rencontrer.
L’après-midi se passait comme la matinée. Ce n’était pas
passionnant, mais on avait la satisfaction d'avancer. À quatre heures, je
faisais le tour du chantier avec Mokhtar ; bien sûr, c’est lui qui voyait
tout ce qui n’allait pas. Je notais toutes ses remarques dans mon carnet puis,
je passais la commande des matériaux du lendemain et après un coup de fil avec
le patron, nous nous retrouvions dans la voiture direction Aubervilliers.
J’allumais mon mobile personnel. Il était muet. Je n’avais
pas reçu de message, ni d’appel. J’étais déçu et ça se voyait.
―
Alors chef, elle t’a pas téléphoné ta chérie.
―
C’est pas ma chérie, je viens juste de faire sa
connaissance. Mais non, elle ne m’a pas appelé.
―
Peut-être elle attend que c’est toi.
―
Oui, c’est toujours comme ça.
―
Mais non chef… tu l’appelles et puis c’est tout…
C’est vrai que Suzie m’avait laissé son téléphone et demandé
de l’appeler. Elle ne m’avait jamais promis que ce serait elle qui reviendrait
vers moi… et de toute façon, c’était juste pour répéter quelques pas de salsa,
pas autre chose. Non, vraiment, j’étais seul depuis trop longtemps. Il avait
suffi qu’une jeune femme me sourie et m’adresse la parole pour que je retrouve
toute la niaiserie de mon adolescence.
Chez moi, après avoir pris ma douche, seul, allongé sur mon
lit, je repensais à Suzie en jouant avec mon téléphone. Je n’avais pas encore
trop bu et je faisais de très gros scores au casse-briques. La dernière femme
que j’avais appelée était… non, je ne m’en souvenais pas.
Je vivais comme ça, au jour le jour depuis près de dix ans.
Depuis ce moment où j’avais dit adieu à mon existence passée. En fait, c’était
plutôt elle qui m’avait dégagé, faisant de moi un clochard en suspens, obsédé
par la seule volonté d’oublier qui j’étais. Question oubli, j’avais bien réussi mon coup. J’avais entrepris un
suicide lent, une sorte de dissolution personnelle où le but de chacune de mes
journées était ce moment où je me
retrouvais allongé à descendre méthodiquement ma bouteille de whisky quotidienne.
J’ai si bien réussi à vider mon existence de tout sens, qu’il ne me restait
plus de place pour le désespoir.
Les jours se sont enchainés, de la même façon, dans une
monotonie rassurante. Peu à peu, je ne pensais plus à Suzie et Mokhtar ne m’en
parlait pas non plus. Nos conversations se limitaient au chantier, au patron,
au bled. Il me disait qu’il avait toujours honte quand il allait voir une
fille, mais qu’il était un homme et qu’il ne pouvait pas faire autrement. Je le
comprenais, même si pour ma part, depuis longtemps, je ne ressentais plus ce
genre de pulsions. Je n’avais pas quarante ans et le souvenir de ma dernière
érection datait depuis plus de douze ans. Ça ne me gênait pas, au contraire, je
prenais cela comme un avantage sur les autres. Je n’avais pas besoin de me
vider les couilles, elles étaient de toute façon vides et comme je vivais seul,
personne ne me le rappelait jamais.
Dimanche, avec mon petit panier j’ai fait le tour des commerçants
du quartier pour me réapprovisionner. C’est un moment que j’aimais bien.
Acheter des œufs, du fromage, quelques légumes, refaire le plein de mon
congélateur me rappelait vaguement mon existence passée, celle où j’étais
obsédé par la normalité et la performance. À l’époque, je m’habillais et
passais beaucoup de temps à choisir des chaussures que je voulais originales,
élégantes et confortables. Je lisais beaucoup également. Dans la file d’attente
de la boucherie, je tombais nez à nez avec Philippe, le prof de salsa.
―
Ho Paco… t’as une sale tête, tu sais… on te voit
demain ?
―
Euh… oui bien sûr.
―
J’avais fini par oublier ce foutu cours de
salsa.
―
Tu vas te faire engueuler par Suzie.
―
Comment ça ?
―
Tu l’as pas appelée, elle est vraiment pas
contente. T’as intérêt à assurer demain ;
S’il m’avait fallu une bonne raison pour abandonner la
danse, c’était bien celle-là. Me retrouver avec une nana qui allait me demander
de me justifier et me mettre la pression.
Je rentrais chez moi. J’étais content, j’avais pour une fois
réussi à trouver des œufs d’oie et m’étais promis de les cuisiner brouillés
avec un bon morceau de conté du fromager, pas celui merdique du supermarché.
Je remuais méthodiquement mon brouillis d’œufs quand le
téléphone sonna. Je n’ai pas l’habitude qu’on m’appelle et le dimanche, je bois
du vin, pas du whisky. Il devait être quatorze heures et à ce moment,
j’entamais ma seconde bouteille de bordeaux. J’ai toujours réussi à dissimuler
mon ivrognerie, je savais qu’il ne valait mieux pas que je réponde. Si c’était Mokhtar,
j’aurais droit à sa leçon de morale habituelle. Il m’avait plusieurs fois
surpris dans un état de semi conscience. À présent, je faisais attention à
couper les communications et ne croiser personne. Mon ivresse m’appartenait, je
ne voulais pas que l’on me rappelle ce que j’étais en train de devenir. Je
laissais le téléphone sonner, me disant que si c’était important, on me laisserait
un message ; sinon, tant pis.
Je descendais lentement ma troisième bouteille en appréciant
mes œufs d’oie brouillés tout en écoutant les programmes de FIP et m’endormait
d’un profond sommeil alcoolique.
Je me réveillais dans la nuit en sueur, il fallait que je
vomisse, vite….encore une fois, je me promettais de ne plus toucher au vin. Le
whisky m’assomme, mais le vin me rend malade et c’est tous les dimanches comme
cela, mais cette fois, j’étais vraiment défoncé. Je rendais longuement mon
repas de l’après-midi, chaque spasme étant plus douloureux que le précédent. Au
bout d’un moment, je sentais mes tripes se contracter par réflexe, cherchant à
expulser une nourriture dont je n’avais plus que le souvenir dans le bide. J’en
pleurais de douleur. J’aime être saoul, mais je déteste me sentir malade à
cause de l’alcool.
Le réveil fut bien sur douloureux. Je m’étais rendormi comme
une masse, le ventre vide, bourré de doliprane. Je n’avais pas entendu le
réveil. Peu importe, je ne travaillais pas aujourd’hui. Je rangeais mon studio
et nettoyais mes vomissures. Je tentais de retrouver un espace de normalité en
donnant une apparence de propreté à mon intérieur de célibataire.
Ce jour-là, il faisait particulièrement gris. Je détestais
cette saison ou même à midi, à paris, on ne peut vivre que lumières allumées
toute la journée. L’alcool me rend toujours dépressif et je savais que j’allais
passer un sale moment.
J’avais retrouvé apparence humaine, mon studio ressemblait
désormais plus à un appartement qu’a une sombre caverne. Soignant le mal par le
mal, Je me servais un whisky et me sentait immédiatement en meilleure forme. Je
sais bien que ça me tuera. Mais je suis déjà mort.
A la radio, Fip passait du Mahler. Mécaniquement, je prenais
en mains mon téléphone. J’avais oublié le coup de fil de la veille. Il y avait
un message sur le répondeur, Je l’interrogeais.
―
Bonjour Paco, c’est Suzy, on s’est croisés au
cours de danse la semaine dernière… pourquoi tu ne m’as pas appelée. Tu viens
demain ?
J’entendais sa jolie voix sucrée réécoutais plusieurs fois
son message, tout en me maudissant. Je regardais l’heure, j’avais encore le
temps. Si je prenais une bonne douche et me bourrait de bombons à la menthe, je
pouvais encore me présenter au cours sans trop empester.
J’avais peur que Suzy, me prenne en grippe ou plutôt me
fasse la gueule. Après tout, à sa place, c’est ce que j’aurais fait. Mais non,
elle était première arrivée dans la salle de danse et m’accueillit comme si
nous étions déjà intimes.
―
Paco, comment vas-tu ? Philippe m’a dit que
tu avais une sale tête, mais ça à l’air d’aller. Tu es très élégant
aujourd’hui.
Pour le cours, j’avais fait l’effort de m’habiller d’un
costume que je conservais dans ma penderie au cas où. Il n’était plus à la mode
depuis longtemps, mais me donnait une apparence de normalité. J’avais besoin
que Suzy me voit autrement que celui que j’étais devenu. Elle, chaussée
d’escarpins et d’une jupe courte semblait encore plus jeune et plus sexy que
dans mes souvenirs.
―
Ca va bien Suzy, excuse-moi, je ne t’ai pas appelée,
je ne voulais pas te déranger.
―
C’est bête, j’attendais vraiment moi. Et tu t’es
entrainé un peu au moins ?
À ma tête, elle comprit tout de suite que mon dernier cinq
six sept datait d’une semaine.
―
Tu sais Paco, si tu veux y arriver, tu dois
danser… Ça marchera pas sinon. Viens on a dix minutes avant qu’ils arrivent, je
vais te montrer.
―
Toi, tu aimes vraiment la salsa…
―
Ouiii. Pas toi ?
Elle me prenait en mains, elle me guidait avec assurance.
C’était une bonne prof, avec elle je comprenais mieux comment je devais diriger
mes pieds qu’en écoutant Philippe. Elle ne me lâchait pas. Normalement, dans un
cours de salsa, on est tenu de fréquemment changer de cavalière, mais Suzy ne
l’entendait pas ainsi. Elle avait décidé qu’elle danserait avec moi tout le
cours et personne ne l’en empêcherait. Moi, je me laissais faire et quand une
autre femme se retrouvait face à moi, je sentais le bras de Suzy qui toujours
me ramenait à elle. J’ai adoré cette seconde leçon. En fait, je n’ai vu
personne à part elle, et je n’avais pas envie de la quitter. Depuis douze ans,
je ne m’étais pas senti aussi proche d’une femme.
Le cours s’achevait, et Suzy voulait encore me montrer
comment réussir les passes que je devais absolument maitriser pour l’emmener
danser en soirée. Tout le monde était parti, et nous continuions tous les deux,
guidés par les enregistrements de musique cubaine qu’elle gardait sur son
téléphone portable.
―
Je suis fatigué Suzy. Il est tard.
―
C’est de ta faute, si tu m’avais appelée on se
serait entrainés et on n’aurait pas tout ça à faire…
―
Je sais, mais, si on sortait ?
―
Ok. Mais tu me fais plus le coup…
―
Tu es sure que c’est avec moi que tu veux
danser ?
―
Pourquoi, tu ne veux pas toi ?
―
Si bien sûr, mais regarde-moi. Allez, je te
raccompagne chez toi.
―
Non, c’est bon Paco. On se verra dans la
semaine… jeudi, si tu m’appelles pas, c’est moi.
C’est fou ce que cette fille sentait bon. Sa transpiration
avait une odeur de jasmin et après deux heures de danse intensives pour moi,
pas une goutte ne perlait de son front.
Nous nous sommes quittés sur le trottoir en nous serrant la
main. Nous promettant de recommencer dans la semaine.
Je rentrais seul chez moi, il faisait froid et la bouteille
que j’avais à peine entamée m’attendait.
Au bout de deux mois, sous la surveillance de Suzy, je dois
avouer que j’avais beaucoup progressé. Je prenais à présent du plaisir à danser
et les autres femmes du cours m’envisageaient désormais comme un cavalier
potentiel. Suzy ne les laissait pas m’approcher. Elle me gardait pour elle,
sans jamais dire un mot, mais par sa maitrise de la danse se débrouillait pour
toujours être face à moi. Le prof avait quelques fois élevé la voix, toujours
contre moi, jamais contre Suzy, me demandant de faire tourner les danseuses
mais rien ne changeait, alors il n’insistait pas.
Cela faisait bientôt près de trois mois que nous nous
connaissions et nous ne nous étions jamais vus hors du cours de salsa ou de nos
entrainements solitaires. Je l’appelais désormais tous les jours et mon
téléphone était plein de ses messages et de ses textos. Je buvais toujours
autant, mais j’avais abandonné le vin du dimanche, me réservant cette journée
pour répéter mes pas avec ma cavalière
préférée. Je me sentais de plus en plus proche d’elle et j’avais désormais
besoin d’autre chose dans notre relation.
c’est moi qui le premier pris l’initiative.
―
Suzy, j’ai envie de te voir.
―
Mais on se voit tout le temps.
―
Oui, mais pas comme ça. J’ai envie de te voir en
dehors de la salsa.
―
Pourquoi, Paco. On est bien comme ça non ?
―
Oui, mais ….
―
Tu sais Paco, je me sens bien avec toi, j’ai pas
envie qu’on gâche tout.
―
J’ai entendu ça trop souvent dans ma vie. J’ai
vraiment envie de toi autrement.
―
Paco… non, on danse, c’est beau, c’est bien… moi
aussi j’ai envie, mais c’est bien comme ça. Et tu danses de mieux en mieux, je
te l’avais dit… et tu es vraiment caliente…ce mot, dans sa bouche, avec son
accent avait une saveur toute particulière
―
Tu es Suzy, mais tu es aussi ma Suzy. Tu n’es
pas que ma cavalière.
À ce moment, je la sentis se refermer. Et me prenant la main
me dit :
―
Tu sais, tous les deux on est des danseurs. Et
je ne pense pas qu’on ait d’avenir en dehors de ça. Je n’ai pas envie de savoir
qui tu es et toi tu ne sais rien de moi. Et je n’aime pas le sexe.
―
Mais il n’est pas question de sexe, on peut
juste se voir, se connaitre, s’apprécier. On peut déjà essayer d’être amis.
―
Mais tu es mon ami Paco. Et tous les hommes qui
veulent être amis, en fait, ils veulent aussi coucher. Si on le fait, ils s’en
vont et sinon, ils s’en vont aussi. Non, ne gâche pas tout.
Des larmes coulaient sur la joue de Suzy, je m’en voulais, ça
ne lui ressemblait pas d’être triste. Je ne comprenais pas cette réaction. Je
voulais simplement la connaitre hors du contexte de la danse, mais elle m’énervait
aussi. Pourquoi faut-il donc que je sois voué à ne jamais vivre d’histoire
simple. Je ne suis pas homme à insister. Quand une femme me dit non, je ne
cherche pas à la convaincre ou la persuader du contraire. Je sentais Suzy
déterminée à ce que notre relation ne franchisse pas le stade que nous avions
atteint tous les deux. Nous ne serions que de gentils partenaires de salsa et
je ne me sentais plus du tout motivé par mes progrès en tant que danseur.
―
C’est comme tu voudras Suzy. Bon, il faut que
j’y aille, je me lève tôt demain.
―
On s’appelle Paco.
―
Oui, bien sûr, on s’appelle.
Cette fois, c’est moi qui tournais les talons et m’éclipsait
sur le champ, sans même prendre la peine de prendre congé. Je partais comme un
rustre, j’en étais conscient. Je respectais la volonté de Suzy, je n’avais pas
le choix, mais je voulais aussi qu’elle comprenne que je n’étais pas d’accord
et que je n’avais certainement pas envie avec elle d’endosser le rôle de l’ami
fidèle, du confesseur ou du simple partenaire latino danseur. Je lui avais
proposé mon amitié, mais je n’y croyais pas une seconde. J’étais simplement
tombé amoureux de cette fille et j’avais cru que je l’attirais et que ce serait
facile. Je m’en voulais de m’être si facilement laissé berner. Comment pouvais-je
attirer une femme, a fortiori aussi séduisante que celle-ci. Tout en elle
respirait la joie de vivre, le raffinement et la sensualité. Le contact de son
corps quand nous dansions éveillait en moi des sensations que je croyais
éteintes. Si j’avais été normal, j’aurais eu envie de la prendre, de la
caresser, de la posséder. Je me sentais bien incapable de tout cela, le désir
que j’éprouvais pour Suzy était celui de son être tout entier, pas seulement
celui de son corps. Je n’avais pas non plus envie d’une fastidieuse séance qui
se serait encore une fois résolue par un nouveau constat de flaccidité humiliante.
Je n’étais pas prêt non plus a voir Suzy tomber amoureuse d’un autre, qui
aurait investi sa vie et son sexe me faisant comprendre que pour elle je n’étais qu’une gentille
distraction. Bon sang Suzy, je sais bien que ce n’est pas simple, que rien ne
peut être facile à notre Age, mais pourquoi en rajoutes-tu comme ça… Je ne
savais même pas ce qu’elle faisait en dehors de la danse.
Suzy m’avait rendu vivant, et avait apporté aussi la
tristesse au sein de mon existence. Je décidais de m’éloigner. Je n’ai plus
répondu à ses appels, ni retourné ses textos, j’ai aussi déserté les cours
hebdomadaires du lundi soir. À force d’indifférence, au fil des jours, mon
téléphone s’est endormi et est redevenu muet comme il l’avait toujours été. Je
retournais à ma monotonie, j’avais vécu un instant de rêve, comme une
parenthèse dans ma normalité. Il fallait que je m’en débarrasse.
Trois mois plus tard, l’été approchant, j’avais presque
réussi à effacer Suzy de ma mémoire. En fait, j’étais assez content de moi
d’être parvenu à ne plus y penser quotidiennement. C’était une toute petite
victoire, mais son absence n’envahissait plus ma solitude. Je n’étais pas
heureux, mais je ne souffrais pas non plus. L’équilibre poisseux dans lequel
j’avais su me réinstaller me convenait sans pour autant me satisfaire. J’étais
prêt à laisser s’écouler les jours attendant qu’il ne se passe plus rien.
C’est un 20 juin, veille de la fête de la musique, que mon
téléphone a une nouvelle fois sonné. Comme à mon habitude, j’étais ivre et ne
prenais pas l’appel. Personne n’avait laissé de message, mais j’avais reconnu
le numéro de Suzy. Quelques instants plus tard, je recevais une photo d’elle,
avec quelques mots – Demain, Max Dormoy, je veux que tu sois la, viens.
Il n’en avait pas plus fallu pour que je replonge. Je
passais la soirée en regardant son visage. Bon dieu qu’elle était belle.
J’étais bien conscient qu’elle n’était pas la plus jolie fille de la terre,
mais tout en elle m’émouvait. Je ne savais pas la regarder sans ressentir une
boule au fond de ma gorge. J’étais perdu, j’aurais dû changer de numéro, faire
pour une fois les choses jusqu’au bout et disparaitre vraiment. Au lieu de ça,
je me demandais comment je devais m’habiller pour revoir Suzy.
J’attendais depuis une demi-heure près de l’escalier du
métro le long du Macdonald guettant son arrivée. Elle ne m’avait pas donné
d’heure. Je m’étais dit que 20 h était ce qui allait pour un rendez-vous.
Je m’attendais à ce qu’elle ne vienne pas. Ce ne serait pas mon premier lapin,
et pour elle c’était une petite vengeance qui ne lui couterait pas trop cher.
J’étais prêt à repartir quand je l’ai sentie se coller contre mon dos plaquant
ses mains sur mon ventre. Je me retournais, c’était bien elle.
―
Paco. Pourquoi ?
―
Je sais, c’est idiot.
―
Tu m’as trop manquée.
―
C’est moi ou le danseur qui t’a manqué.
―
Viens.
Elle m’avait pris la main et je me laissais guider vers un
café qui pour la circonstance c’était improvisé en tant que bar latino.
Je retrouvais Suzy, nous avons dansé, bu, parlé. J’ai appris
qu’elle avait enseigné le français en chine, et que depuis la réforme sociale
de 2003, après son divorce, elle avait dû partir, laissant sa fille à ses
parents et sa sœur. La France n’était
pas vraiment le rêve qu’on lui avait vendu, mais elle était la et se
débrouillait au jour le jour. Nous ne voulions plus nous quitter et même si
nous n’avions pas envie de parler, le simple fait de nous tenir par la main
suffisait à nous rendre heureux. C’est Suzy qui la première a insisté pour que
nous allions chez moi. Je ne savais pas trop à quoi m’attendre. Je me laissais
faire.
Le lendemain, nous nous réveillions dans les bras l’un de
l’autre. Nous avions toute la nuit dormis serrés tout contre, sans même nous
être embrassés.
Je regardais Suzy, qui, les yeux clos faisait semblant de
dormir. Plongeant mon visage dans ses cheveux je respirai son odeur de jasmin.
―
Paco, s’il te plait.
―
Non, Suzy ne t’inquiète pas, avec moi tu ne
risques rien.
―
Vous dites tous ça.
―
Si j’avais dû te sauter dessus, depuis hier
soir, tu ne crois pas que ce serait déjà fait ?
―
Je ne m’appelle pas Suzy, ce n’est pas mon nom.
C’est juste en France, pour qu’on retienne mieux. Tu veux bien m’appeler avec
mon vrai nom, pour toi, je ne suis pas Suzy, je suis Phang.
―
OK Suzy, comme tu voudras.
―
Paco. S’il te plait, fais un effort, c’est important
pour moi.
―
Ok Phang.
―
Je vais devoir y aller. Tu me promets de me
répondre maintenant quand je t’appelle ?
―
Je te le promets suz.. euh Phang.
Nous ne nous sommes jamais installés ensemble. Suzy ne me
l’avait pas demandé. Il aurait suffi un mot de sa part pour que j’accepte tout
ce qu’elle ne formulait jamais. Nous passions presque toutes nos nuits
ensembles, elle partait tôt le matin, rentrait le soir parfois très tard, quand
je ne l’attendais plus. Parfois, je dormais et je sentais sa douce chaleur venir
contre moi. D’autres fois, je ne la voyais pas du tout, mais il ne se passait
pas une soirée sans qu’elle ne m’envoie un petit message pour simplement me
dire qu’elle pensait à moi.
Je n’ai jamais voulu lui imposer quoi que ce soit, alors, je
ne lui demandais rien. J’avais trop peur qu’encore une fois tout s’arrête. Elle
non plus ne me demandait rien. Phang avait rapidement compris que j’avais un
problème avec le sexe, et comme je devinais que pour elle non plus ce n’était
pas naturel, nous n’avions pas à nous infliger des séances de corps à corps qui
n’auraient pu que nous décevoir. En fait, nous n’avons jamais eu à en parler.
Phang était très pudique mais aimait dormir nue contre moi. Un soir ou nous
avions passé la soirée tous les deux sans dire un mot, moi lisant un vieux
Mishima quelle m’avait offert, elle, prostrée dans l’obscurité buvant un nombre
incalculable de tasses de thé, nous nous étions longuement caressés sur l’ensemble
de nos corps sans chercher le plaisir, nous contentant juste de nous respirer
du bout de nos doigts. Le sexe de Phang était sec et fermé. Le mien pendait
sans vie, inaccessible à toute excitation.
―
Tu me plais Paco. Tu es un bel homme. C’est toi
que j’aurais dû connaitre quand je suis arrivée ici.
―
On ne va pas refaire la vie qu’on a pas vécu
Phang. Mais j’aime chaque instant que je passe avec toi.
―
Je te plais un peu quand même ?
―
Bien sûr pourquoi dis-tu ça ?
―
Tu sais bien.
―
C’est comme ça. Si tu veux, je peux faire
quelque chose, mais ça ne sera jamais naturel. Si tu le demandes, je le fais.
―
Non, Paco, reste comme tu es ; je t’aime
trop. Et je n’en ai pas besoin. J’ai peur que tu me quittes pour une fille qui
te plaira et avec qui tu voudras vraiment coucher.
―
Je n’ai pas besoin de sexe pour te faire
l’amour. Sauf si tu me le demandes.
―
Non, ne change rien. Sauf la danse, il faut que
tu travailles plus.
―
Je te le promets Phang.
Pour moi l’histoire que je vivais avec Phang était parfaite.
Je ne demandais rien de plus. Elle non plus, à part danser, toujours un peu
plus chaque jours. J’ai compris plus tard, que c’était notre façon à nous de
faire l’amour.
Tous les matins, je retrouvais Mokhtar et Mark, un polonais
qui avait rejoint l’équipe à la fin de l’été. Il ne parlait qu’un français très
approximatif, c’était un homme discret, fiable et travailleur. Ce jours la,
durant la pause déjeuner, la conversation roula sur le sexe. Ca n’avait pas d’intérêt
pour moi mais je savais qu’il fallait que je donne un peu le change.
―
Alors Mokhtar, c’était paye vendredi. Tu as
trouvé une fille.
―
Bien sûr chef. Elle était très gentille celle-là.
Et pas raciste.
―
Et c’était bon ?
―
Le paradis chef, je lui ai tout fait. Trois
fois. Elle était gentille, elle m’a pas demandé de supplément.
―
Mais tu les trouves où ces filles Mokhtar, sur
internet ?
―
Non c’est trop cher sur internet. J’ai pas les
moyens. C’est les copains du foyer qui me donnent les adresses et les numéros.
Et toi chef, tu fais comment ?
―
j’en ai une, mais c’est ma chérie.
―
Moi aussi, c’est toutes mes chéries, elles sont
plus gentilles que ma femme. Comment elle est la tienne ?
―
C’est une chinoise, elle s’appelle Phang. Ça
fait un an qu’on se connait.
―
Les chinoises, c’est pas bon… Je te l’ai dit, méfie-toi…elles
pensent qu’à l’argent. Fais voir sa photo.
―
Je sortais mon téléphone et le passais à Mokhtar.
―
Elle est belle dis donc.
Sans demander, Mark prit l’appareil et regarda longuement la
photo de Phang sans rien dire. Ce n’était pas au naturel un type très loquace,
mais cette fois, il regarda le portrait et me le rendit sans faire le moindre
commentaire.
―
Tu la trouves pas belle la chérie du chef
mark ?
―
Oui, ça va. Mais j’aime pas les jaunes.
―
Je sais pas ce que vous avez avec elles, mais si
vous vous plaignez du racisme, vous êtes pas mal non plus tous les deux.
―
Mais non c’est pas ça chef.
Le soir, comme à l’accoutumée, je reconduisais Mokhtar dans
son foyer d’Aubervilliers.
―
Ca va Mok, tu dis rien, tu es fatigué ?
―
Non, Paco… C’est que …
―
C’est la première fois que tu m’appelles par mon
nom depuis longtemps ça me fait plaisir.
―
Tu es mon ami, et je ne sais pas si je peux te
le dire.
―
La, tu en as trop dit ou pas assez… qu’est ce
qui a, vous êtes pas d’accord sur la répartition des primes. Tu sais que vous
en touchez autant que moi, et vous êtes les seuls de la boite comme ça.
―
Non, ça n’a rien à voir… tout à l’heure, c’est
Mark qui est venu me dire. La fille sur la photo, ta copine… il m’a dit de rien
te dire, mais il la connait. Pour lui, elle a pas un nom chinois ; je sais
plus comment il m’a dit, mais il la voit souvent, et pas seulement quand c’est
la paye.
―
Il la voit comment ?
―
Il la paie et il la baise.
―
Des chinoises à paris, dans le XX° il y en a
plein et quand on les connait pas, elles se ressemblent un peu toutes.
―
Comme tu veux chef. Mais Mark, il sait ce qu’il
dit. Il parle pas souvent, mais jamais pour rien dire.
―
Appelle-le, je veux le voir.
―
Lui en veux pas, il s’est peut être trompé, il
voulait pas que je t’en parle.
―
Appelle-le, s’il te plait.
Vingt minutes plus tard, nous étions installés tous les
trois dans un café de la plaine, près du stade de France. Mark, ne disait rien,
me regardant tristement.
―
Mark, moktar m’a parlé il m’a dit ce que tu lui
avais dit à propos de ma femme.
―
C’est des conneries, j’ai rien dit.
―
Arrête-toi, tes conneries, putain, vous allez
pas faire les salopes avec moi. Vous me dites et puis merde.
―
Paco, c’est pas facile à dire en face.
―
Tu me le dis et puis je verrai.
―
Tu verras quoi ?
―
Je verrai si je te crois.
―
Je suis pas un menteur.
―
Je sais, Mark, je t’écoute.
―
La fille sur la photo, je la connais. Pour moi
c’est Suzy, je la vois toutes les semaines chez elle.
―
Tu es sur de ce que tu dis ?
―
Paco. Je ne veux pas lui manquer de respect.
Mais je suis sûr que c’est elle.
Je savais qu’il disait la vérité. Il avait cité son nom. La coïncidence
était trop grosse. En plus, il l’avait reconnue tout de suite sur la photo.
J’ai cru un instant que mon cœur s’arrêtait de battre je sentais aussi dans la
bouche ce gout d’acier caractéristique des annonces catastrophiques.
―
Tu es vraiment sur Mark ?
―
Elle annonce sur le net. Si tu veux je te
montre, mais ça va te faire du mal, il vaut mieux pas.
―
Au point où j’en suis, autant aller jusqu’au
bout. Ca me changera.
Mark sortit de sa poche un smartphone de dernière
génération. Il avait du mal à établir une connexion, mais au bout de quelques
minutes me tendit le téléphone. À cet instant, le monde, pour moi s’effondra
une seconde fois. C’était bien elle, détaillant ses tarifs, prestations, le
tout accompagné de photos dans certains sous-vêtements que je me souvenais
l’avoir vue porter. Le numéro de téléphone indiqué n’était pas celui que je
connaissais. Mais ce qui me fit le plus mal, ce fut de lire tous les
commentaires de ses clients qui la recommandaient chaudement comme étant
probablement le meilleur rapport qualité – prix de tout paris et d’ailleurs. Je
n’arrivais pas à lire le reste et rendait l’appareil à Mark, qui le récupérait
soulagé que je ne l’ai pas jeté contre un mur.
―
Appelle la Mark.
―
Non, ne me demande pas ça. Je ne la verrai plus,
je te jure. Et je ne savais pas.
―
Tu as lu les commentaires ?
Mark restait silencieux, Mokhtar n’avait pas dit un mot. Je
sentais qu’ils voulaient partir mais hésitaient à me laisser seul.
―
Tu vas pas faire de connerie Paco ?
―
Qu’est-ce que tu veux dire pas là ?
―
Je sais pas moi, tu vas pas te foutre en l’air
ou la buter ?
―
Tu crois que j’en ai envie ?
―
Moi c’est ce que je ferais. Mais c’est des
conneries, je t’avais dit de te méfier des chinoises.
―
Non, ça va les gars, laissez-moi, j’ai besoin d’être
seul.
Je me retrouvais seul au fond de ce café, incapable de me
lever, incapable de réfléchir non plus. Un message venait d’arriver sur mon
téléphone, c’était Suzy, qui me disait qu’elle pensait à moi. Elle devait
sortir d’un rendez-vous ou se préparait à se faire tringler, toujours prête à
se déplacer, toujours prête à tout, pour quelques billets. J’avais lu les
commentaires des clients qui préconisaient de toujours négocier les tarifs avec
elle. Si à ce moment je l’avais eue devant moi, je lui aurais arraché les yeux
et l’aurais étranglée de mes mains. Je ne voulais plus la revoir, je me sentais
vraiment con avec ma queue flasque au milieu de tous ces mecs qui se vantaient
de la prendre dans tous les sens deux ou trois fois en une heure.
Une pute… il avait fallu que je me mette avec une pute. Pas
une salope, mais une pute, qui se fait payer pour se faire farcir. J’étais
vraiment trop con. Et moi, comme un crétin, je respectais son corps, et le fait
qu’elle me disait ne pas aimer le sexe. C’est sûr qu’avec tous les kilomètres
de queues qu’elle avait dû s’enfiler dans tous les orifices, il devait y en
avoir assez pour faire une bonne partie de la muraille de chine.
Je ne lui en voulais pas qu’elle couche ailleurs. J’en étais
incapable. Et même si j’aurais aimé qu’elle m’en parle, j’aurais pu comprendre.
Mais pas ça….j’étais amoureux d’une des seules chinoises sodomites de paris.
Elle encaisse la petite. Tu lui mets
trois doigts dans le cul, et c’est parti
pour un vol paris – pékin avec deux escales carburant. Putain, les salops, ils
ne respectent rien. C’est pas eux qui l’ont vue pleurer tous les soirs quand
moi je ne comprenais rien. Je m’imaginais juste que sa fille lui manquait et
qu’elle se sentait seule loin de chez elle. Mais non, elle vomissait par les
yeux tout le pognon qu’elle gagnait par son trou de balle, et pour pas trop
cher en plus.
Je ne savais plus quoi penser. J’avais à la fois envie de la
consoler, de la prendre dans mes bras mais aussi de ne plus jamais la voir.je
me sentais ridicule et honteux de m’être fait berner par cette pute. Il avait
raison Mokhtar quand il me disait de me méfier. Et c’est quoi bordel ces
putains de forums ou les mecs notent les chattes des femmes comme des
prestations d’électricien ou de plombier comme moi.
Je ne pouvais rien pour elle. je ne pouvais pas supporter ce
mensonge, pas aussi bien qu’elle encaissait les bites dans son cul. Je ne
voulais plus la voir, je ne voulais plus croiser son regard ni jamais entendre
désormais parler d’elle.
Je répondais à son message. – ne cherche pas à me revoir,
prends tes affaires et ne me demande pas pourquoi, je ne rentrerai pas ce soir,
mais je ne veux plus te voir - .
En appuyant sur le bouton « send », je comprenais
que je mettais un point final à cette histoire.
J’ai tourné dans paris, en voiture et à pieds. Je m’arrêtais
parfois du coté de châtelet dans les bars ou j’entendais de la musique. Je
buvais, j’écoutais, seul. J’aurais voulu qu’il m’arrive une histoire
romanesque, un truc étrange ou l’on finit à poil dans un appartement de bords
de seines entre deux vampires hystériques et quelques lignes de coke. Mais non,
je buvais mes bières, loin des groupes des collègues et d’amis d’enfance dont
je n’étais pas. J’avais trop bu et je ne pouvais plus conduire. Je laissais ma
voiture du coté de Sébastopol. Un peu d’air frais et de marche pour rentrer me
ferait du bien. J’espérais que Suzy avait compris le message et que je ne
retrouverai plus trace de son existence chez moi à mon retour.
Il était quatre heures quand je claquais la porte derrière
moi. Je devais être sur le chantier à sept heures trente. Une heure de trajet,
j’avais juste le temps de boire un verre et repartir pour chercher ma voiture.
Quel con… je ne pense jamais à rien, et j’étais toujours aussi saoul que la
veille.
Suzy dormait seule dans mon lit. Je ne sais pas si elle
m’avait entendu. Difficile pour moi d’être moins discret.
Je repartais, elle faisait peut être semblant de dormir. Je
ne lui ai pas parlé. Je lui envoyais un texto en chemin – je crois qu’on ne
s’est pas compris –
Le soir, elle n’était pas là. Sa brosse à dents avait
disparu de mon verre, ses culottes ne séchaient plus dans ma douche. Elle était
partie.
Mon téléphone était de nouveau silencieux. Ce n’était pas Mokhtar
ou Mark qui m’appelleraient. J’étais à la fois soulagé et déçu que cela finisse
aussi simplement que cela, sans même avoir dû affronter son regard, ses excuses
ou autres justifications.
La vie a repris… enfin, ma vie, ou ce qu’il en reste. Je
n’ai plus dansé. J’ai même résilié mon numéro de portable. On m’a installé le câble.
J’avais droit à la télé, au téléphone, à l’internet sans limitation. Je me suis
offert un ordinateur.
Je découvrais le net et j’y passais des heures sans oublier
bien sûr de vider ma bouteille quotidienne. Rapidement je me lassais. Le monde
du virtuel ressemblait trop à mon existence. Un jour, par hasard, après avoir
un peu dirigé mes recherches, je tombais sur un site d’escorts et sur la fiche
de Suzy. Revoir à nouveau son visage m’était insupportable. Mais j’étais attiré
par une perversité morbide. Comme si j’avais eu à m’arracher une croute de sang
particulièrement douloureuse. Je lisais chaque commentaire, ils étaient
nombreux et tenaient sur plusieurs pages. Je remarquais que les éloges, au fur
et à mesure du temps étaient moins nombreuses. Les clients déçus se
manifestaient, réclamant presque le remboursement de leur vidange merdique. Non
Suzy n’était plus la Suzy que tout le monde se vantait d’avoir baisé malgré son
agenda surbooké. Je remarquais deux phases : Suzy, super baiseuse, et Suzy
qui n’en fait pas plus. La rupture correspondait à ma découverte, à mon texto.
Je ne pouvais pas m’empêcher de penser avec satisfaction que j’étais la cause
de cette évolution.
J’avais déjà plus d’une bouteille de whisky dans l’estomac.
Je prenais mon téléphone et j’appelais Suzy.il était une heure du matin
―
Allo.
―
Suzy ? – elle n’avait pas reconnu ma voix
et ne connaissait pas ce numéro-
―
Oui, c’est moi, tu veux quoi ?
―
J’ai lu ton annonce et ça m’a donné envie de te
rencontrer.
―
Super…..mais pas ce soir, je suis fatiguée.
―
Non pas ce soir, mais tu veux bien demain ?
―
Si tu veux.. pourquoi pas ?
―
J’ai juste envie de savoir ce que tu m’offres et
ce que tu demandes.
―
Ce que tu veux….moi, c’est 100 euros, et 150
pour deux coups, pour les extras, tu rajoutes 50. Et je suis habillée comme tu
veux.
―
C’est quoi tes extras ?
―
Tout ce que tu veux, tant que ça dure pas trop
longtemps et que tu ne me fais pas mal. Alors, tu viens ?
―
Ok, demain, chez toi 20 h.
―
Ok chéri, a demain. Tu connais l’adresse ?
―
Oui, je la connais. t’inquiète.
Je raccrochais le cœur battant comme un adolescent qui vient
d’obtenir son premier rendez-vous. J’allais être le client de Suzy et je ne
savais pas comment m’y prendre.
Le lendemain je me présentais en bas de l’immeuble ou elle
vivait. C’était une tour au bord du périphérique, et elle était presque au
dernier étage. Je montais dans l’ascenseur et frappait à sa porte. J’ai cru un
instant qu’elle ne me laisserait pas entrer, mais non. Suzy était devant moi,
en guêpière rose, de franchement mauvais gout et les bras ballants me regardait
comme si elle ne croyait pas que j’étais vraiment là.
―
Paco. C’est bien toi ?
―
Évidemment, qui veux-tu que ce soit, bien sûr
c’est moi.
―
Tu savais ?
―
On m’a dit.
―
Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ?
―
Et toi ?
―
Viens, je vais te faire un thé.
―
T’aurais pas plutôt un whisky ?
―
Non, viens, tu bois trop.
―
Change toi, s’il te plait, j’ai pas envie de
baiser. Je te paierai quand même.
―
Arrête Paco. Je n’ai pas voulu te faire de mal.
―
Moi non plus, tu étais la femme de ma vie. Et
regarde, même maintenant, je suis là aussi nul que tous les cons qui écrivent
sur toi. Tu as lu ce qu’ils pensaient de toi ?
―
Tu sais, je veux arrêter.
―
Oui, je sais.. et moi aussi, je veux arrêter de
boire. On est bien tous les deux comme ça.
―
Tu as dansé depuis ?
―
À ton avis…
―
Viens, on danse, tu veux bien ?
Suzy pieds nus, juste vêtue d’une culotte me prit la main et
sans musique, entama un pas de salsa… en comptant – un deux trois…. Cinq six
sept…. - un deux trois… cinq six sept…
―
On est bien comme ça non ?
―
Non, Suzy, on est pas bien comme ça… je suis ton
client et tu es une pute…
―
Paco, s’il te plait… Fais attention au deuxième
temps.
J’ai souvent vu Suzy pleurer, mais cette fois, je n’ai pas
pu m’empêcher de laisser couler une larme. Nous étions deux estropiés qui
faisions semblant d’être des gens normaux.
―
Tu veux me baiser ?
―
Je voudrais bien Suzy, ça m’arrangerait et je
pourrais t’oublier.
―
Viens, on va dormir.
Je me suis saoulé de l’odeur de jasmin de ces cheveux.
Putain, j’étais vraiment trop con. Je l’aimais trop.
Le lendemain, nous nous sommes réveillés serres l’un contre
l’autre. Phang me regardait en souriant. J’ai compris que je ne m’en sortirai
jamais.
―
Tu voulais vraiment me baiser ?
―
Oui, vraiment
―
Moi aussi je voulais.
―
C’aurait été plus simple. Je serai devenu un de
tes clients.
―
Non, pas toi. Tu es le seul à m’appeler par mon
vrai nom. Et pour moi tu es Paco mais oui, j’aurais voulu que tu me baises,
j’en avais vraiment envie. Te sentir au fond de moi, pas juste à la surface
comme chaque fois. Tu m’as promis que si je te demandais tu faisais l’effort.
―
Oui, j’ai promis.
―
Alors prends.
Suzy fouilla un tiroir de sa table de chevet, en sortit un
cachet bleu qu’elle me tendit. Je savais ce que c’était, que si ça
fonctionnait, je trouverai un peu de vigueur à la manière d’une carcasse qu’on lève
à la manivelle.
Dans les deux heures qui ont suivi, J’ai tenu une érection
qui ne s’arrêtait jamais. Je ne ressentais absolument rien. Mon sexe était
tendu et Phang s’agitait sur moi en me disant des mots en chinois que je ne
comprenais pas. Elle voulait que je jouisse, mais je savais que ce n’était pas
possible. Cette agitation fébrile me fatiguait, je préférais la caresser en
l’embrassant sur chaque centimètre de son corps. Suzy d’un air absent regardait
le plafond.
―
Je te l’avais dit, ça ne sert à rien, et toi non
plus, tu n’as pas envie.
―
J’ai du mal, c’est pour ça.
―
Je comprends, Phang.
―
Au début je croyais que ce serait facile, mais
c’est pas vrai. Même avec toi, je les revois tous. Je ne suis pas une femme,
juste un corps et encore. Et ils veulent tous savoir si c’était bien… Tu
imagines ? si c’était bien. Il faut que j’arrête, que je trouve autre
chose. Mais j’ai pas de papiers, il faut que je paie encore.
―
Ça t’a couté cher de partir de chez toi ?
―
20 000 euros, j’en ai emprunté une partie,
le reste, c’est ma famille.
―
Il t’en reste encore combien à payer ?
―
10 000 mais c’est toujours un peu plus avec
les intérêts. Je n’en finirai jamais. Et je dois envoyer des sous pour ma
fille.
―
J’ai pas dix mille, mais si je peux t’aider… et
moi tu n’auras pas à me rembourser.
―
Non… j’y arriverai.
―
En continuant comme ça ?
―
J’y arriverai.
―
Tu sais, Phang, c’est pas pour toi, c’est pour
moi.
―
Je ne peux pas accepter, Paco. Tu es un homme
bon, mais tu ne pourras pas oublier tous les hommes qui m’ont… Et quand tu ne
voudras plus me voir, c’est avec toi que j’aurai ma dette. tout ce que je
voulais, c’était danser avec toi.
―
Je comprends maintenant. C’est moi qui ai tout
gaché.
―
Tu sais Paco, chez moi, j’étais une femme, on me
respectait, j’enseignais le français et maintenant regarde. Je ne suis plus
rien.
―
Ne dis pas ça Phang, c’est pas vrai.
―
Si, c’est vrai, tu le sais. J’ai tellement honte
de tout ce que j’ai fait. maintenant que tu sais tout, je ne sais même plus
faire semblant. Mais tu es mon homme à moi, et j’aurais tellement voulu être ta
femme, rien que pour toi pas celle de tout le monde.
Je ne possédais pas la somme que je lui avais proposé. Je
l’ai empruntée. Sur le net, à un taux d’intérêt prohibitif, mais qui devait
être dérisoire par rapport à ce qu’elle m’avait dit pour elle. Retirer la somme
en liquide n’a pas été une mince affaire. Mais une semaine plus tard, profitant
d’un de ses passages aux toilettes, je mettais dans son sac à mains la petite
brique enveloppée de kraft dans son sac à mains. Je ne voulais pas lui en
parler, ni qu’elle me remercie non plus. Juste qu’elle arrête, ne plus jamais
entendre parler de Suzy, même si Phang n’était plus vraiment de ce monde. Je
n’avais pas de plan, je ne savais pas ce que je lui dirai. Il serait toujours
temps plus tard d’envisager l’avenir. Pour la première fois depuis douze ans,
j’envisageais le lendemain comme un avenir possible.
Je n’ai plus eu de ses nouvelles, plus d’appels, plus de
messages, le silence. Je me doutais qu’elle avait découvert l’enveloppe dans
son sac. Je lui avais certainement fait perdre la face, ce qui est le pire pour
une chinoise et depuis, elle m’ignorait. Je ne pouvais pas m’empêcher non plus
de penser que je lui avais payé la passe la plus lucrative de sa vie, sans
qu’elle ait à ouvrir ses cuisses. Pour elle, c’était un vrai pactole et ce n’était
pas moi qui allais lui en réclamer des comptes. Je n’ai pas eu non plus le
courage de vérifier si elle diffusait toujours son offre de services sur le net
et quel que soit le numéro avec lequel je tentais de la joindre, elle ne
répondait pas non plus à mes appels. Je m’étais probablement fait avoir. Mokhtar
m’avait prévenu de me méfier des chinoises, elles ne pensent qu’à l’argent.
Un matin, c’était un dimanche, sortant de la boulangerie, je
reçus un message de sa part. Trois mots qui m’étaient destinés. On ne choisit
pas qui sera la femme de sa vie. Je l’appelais.
―
Tu es un drôle de bonhomme toi…
Suzy me regardait en me souriant, assise, nue dans son lit, ses
petits seins dressés comme les griffes d’une chatte joueuse.
Elle s’était réveillée ce matin avec le nez plein, la gorge
brulante et le crane douloureux. J’étais passé la voir dans son studio pour lui
amener quelques médicaments. Depuis une semaine, elle couvait une angine
qu’elle n’avait pas voulu faire soigner. Son texto, ressemblait à un appel à
l’aide. Juste un tout petit « Paco – suis malade ».
Suzy était rarement malade et je ne pense pas de toute ma
vie n’avoir jamais croisé une personne aussi robuste et silencieuse dans l’effort
et la douleur. Mais, quand elle était submergée par le mal, c’est toute sa
force qui l’abandonnait. Elle pouvait alors rester plusieurs jours à dormir, se
levant juste pour faire ses besoins ou remettre un peu d’eau dans sa
bouilloire.
Je lui avais promis de m’occuper d’elle. Ses bronches et sa
gorge étaient douloureuses. Je lui avais apporté une boite de vicks qu’elle
avait tout d’abord reniflée avec méfiance.
―
Ça sent fort ça… C’est quoi ?
―
Du camphre, de l’eucalyptus et de la menthe. Et
d’autres trucs qui font du bien…
―
On dirait baume du tigre…
―
C’est vrai, l’odeur y ressemble… mais c’est pas
la même chose. Enfin, je crois… tu n’en veux pas ?
―
Comment on s’en sert ?
―
Il faut que je t’en passe sur la gorge… Et puis…
attendre que ça soulage… C’est pas miracle, mais ça devrait te faire du bien…
―
Ça sent le malade… je vais sentir la vieille…
―
Laisse-moi faire Suzy.
J’ai plongé mes doigts dans le pot et recueilli une grosse
noisette de crème que j’ai déposée sur sa peau à la base de son cou… Je l’avais
enduite doucement et avais fini par appliquer la crème sur ses seins en évitant
le contact avec ses tétons. Suzy se laissait faire, les yeux fermés, semblant
apprécier non pas la caresse, mais le sentiment que provoquait en elle, le fait
que pour une fois, la main d’un homme se posait sur son corps sans attendre
quoi que ce soit en retour.
―
Ça chauffe vraiment maintenant…
―
C’est un médicament Suzy, pas un gel de massage.
―
OK…..Je suis fatiguée… Tu viens contre
moi ? Tu as le temps ?
Je n’aimais pas m’allonger sur son lit. Suzy était méticuleusement
propre, mais malgré tous ses efforts ne parvenaient pas toujours à effacer les
traces de spermes qui jonchaient son dessus de lit.
Suzy était une pute. Non pas de celles qui font le trottoir,
arpentant le boulevard de Belleville, mais une femme qui recevait ses amants dans sa chambre. Elle
en connaissait certains depuis longtemps, d’autres ne passaient qu’une fois.
Son numéro de téléphone se repassait entre ceux qui se dénommaient eux même les
punters. À son âge, se disait-elle, on ne pouvait plus être trop exigeante sur
la qualité des hommes et encore moins sur les tarifs qu’elle pratiquait. Suzy
était une pute, et nous étions devenus amis sans jamais avoir été amants.
Ce soir, dans la pénombre de sa chambre, elle voulait se
laisser aller, que l’on s’occupe d’elle, ne pas être au service du plaisir des
autres. Calant son dos contre mon ventre ma main dans la sienne posée sur son
sein, elle s’assoupissait, brulante de fièvre, ivre de fatigue.
―
Paco…
―
Oui, Suzy, je croyais que tu dormais.
―
Non, je suis fatiguée, mais je n’y arrive pas.
―
Tu devrais Suzy.
―
Arrête de m’appeler Suzy, je n’aime pas quand
toi tu m’appelles comme ça. Je suis bien avec toi. Si on ne fait jamais
l’amour, tu iras avec une qui te donne envie.
―
Non, Phang… quand je suis contre toi comme cela,
tout contre toi, j’ai l’impression de bien plus te faire l’amour que tout ce
que je faisais avant avec mon sexe.
―
Humm
―
C’est pas du baratin tu sais. Je le pense
vraiment. On aurait dû se rencontrer plus tôt, quand nous étions encore tout
jeune, moi, j’étais très con, et toi, tu n’avais connu que ton mari.
―
Ça t’embête tous ces hommes que je vois.
―
C’est pour toi que ça m’ennuie. C’est pas une
vie, tu le sais.
―
Je vais arrêter. Je l’ai déjà fait.
―
Je sais que ce n’est pas par plaisir que tu
subis tout ça.
―
Par plaisir….dit-elle en ricanant. Moi aussi je
suis morte de ce côté. J’aimais beaucoup avant. Même avec mon mari. Il était
pas doué, pas très doux, mais j’aimais qu’il me touche et me prenne.
―
Moi aussi, j’aimais, avant…
―
Si un jour on y arrive tous les deux, je te
promets que je ne le ferai plus jamais avec aucun autre. J’aimerais que toi
aussi tu me fasses la promesse.
―
Bien sur Phang. Bien sûr. Mais tu n’en n’as pas
envie et moi non plus. Tu te souviens, la dernière fois ?
―
Ma fille aura quinze ans après demain. Je ne la
reverrai peut être plus jamais. Elle aurait honte de sa mère si elle savait.
Elle croit que je cuisine dans un restaurant.
―
Non, tu la reverras, je t’en fais la promesse.
―
Comment ?
―
Je ne sais pas, on trouvera.
Suzy sera un peu plus sa main dans la mienne, se pelotonnant
contre moi. Je sentais qu’elle pleurait en silence mais peut être juste
reniflait elle à cause de son rhume.
Noyé dans ses cheveux parfumés de jasmin, je m’endormis sans
avoir pris le temps de me déshabiller.
Le bruit de la rue m’éveilla. Suzy n’était pas levée, elle
qui dormait si peu. La chambre était froide, comme le corps de Suzy. Sa main
serrait la mienne et je ne pouvais la retirer. Une boule de tristesse et de
douleur enserra ma gorge. Je savais qu’il s’était passé quelque chose sans
encore vouloir comprendre quoi exactement. Je n’entendais pas son souffle et
son corps me semblait raide. C’est quand j’ai tenté de la secouer, quand j’ai
rabattu les draps et vu qu’elle s’était fait dessus, que j’ai su qu’elle était
morte.
Je n’ai pas su expliquer ce que je faisais là. Je n’ai pas
été accusé de meurtres, même s’il s’en est fallu de peu. Personne ne s’intéressait
au sort d’une immigrée clandestine du dongbei prostituée de surcroit.
L’autopsie a révélé son diabète silencieux. Si j’avais seulement su qu’il
n’était pas normal qu’elle ait tout le temps aussi soif.
On l’a incinérée hier soir. J’étais seul à assister à la
cérémonie. C’est moi qui aie réglé l’ensemble des frais. Je n’ai pas pu
récupérer ses cendres, je ne tiendrai pas ma promesse, même si j’ai été le
dernier homme à la tenir dans ses bras. La poche de mon manteau est lourde et
déformée par la petite brique enveloppée de kraft que je ne veux plus toucher.
Seul dans ma voiture, j’allumais la radio. Fip passait un
peu de salsa cubaine « pour vous faire oublier le gris de l’automne
parisien ».
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