lundi 11 juin 2012

La leçon de dessin

Point de vue d'Alice



Chapitre 1 — La rencontre



Cours de dessin

J'ai toujours adoré cet instant de calme, juste avant que ne commence le cours de dessin. Le professeur n'était pas encore arrivé, mais nous l'entendions discuter dans le couloir. Je me demandais quel serait le sujet de la séance d'aujourd'hui. C'est un peu comme une pochette surprise, il aime nous surprendre et nous guider là où nous ne nous attendons pas à aller, loin de notre confort, tant artistique qu'intellectuel. J'avoue qu'au-delà de la simple gageüre technique que parfois il nous impose, j'ai quelquefois été mal à l'aise avec ses sujets imposés. Dessiner un lapin mort, ou un couple enlacé de vieilles personnes sont des expériences que j'ai abordées avec une angoisse certaine. Mais il est comme ça le Jacques. Il nous répète souvent que ce n'est pas chez lui que nous apprendrons à refaire la photo du chien, ou celle des petits chatons dans leur panier. Une fois, pour rire, il nous a distribué un calendrier de la poste. En nous disant : « alors, les mémés, vous allez être contentes pour une fois, ça ne va pas vous remuer les tripes.... ah ah ah ». Nous nous regardions interrogatives, nous doutant qu'il n'en resterait pas là. En effet, et je m'y attendais, il était content de sa bonne blague. Il nous distribua à chacune un pot de gesso et un pinceau de bâtiment, nous demandant de barbouiller de plâtre liquide les calendriers, en formant des épaisseurs irrégulières sur le support. Nous nous attachions à suivre scrupuleusement ses instructions, rectifiant nos œuvres selon ses indications et ses remarques. Au bout d'un quart d'heure, nous avions terminé. Il nous demanda, tandis que l'apprêt était encore humide de dessiner avec nos doigts le bout de nos phalanges, le tranchant de nos mains, de creuser le blanc, de le salir, de lui donner une forme. Nous sommes toutes, bien obéissantes, et si cet exercice nous donnait l'impression de revenir en enfance, nous détruisions de nos mains ce que nous avions sagement appliqué à coups de pinceau bien léchés. Jacques passait derrière nous et en demandait toujours un peu plus.... selon lui nos toiles étaient bien trop sages, il voulait que nous y alliions carrément, nous confisquait les outils pour nous contraindre à prélever la matière directement dans le pot avec nos doigts. Mon carton dégoulinait de plâtre, et là où j'avais formé des structures de matière, tout s'effondrait dans la plus totale informité. — dis donc Alice — dit Jacques en riant- on dirait que ça commence à t'amuser de faire des pâtés de plâtre... essaie quand même que ça ressemble un peu à quelque chose..... Il était drôle. Que ça ressemble à quelque chose ; mais à quoi cette séance digne d'une école maternelle pouvait elle bien nous mener ? Je redoublais de concentration, et tandis que peu à peu le plâtre  séchait, je continuais de gratter, de creuser, de modeler. J'entendais rire quelques filles, d'abord discrètes puis franchement. Je levais les yeux de ma toile et  les voyais, chacune absorbées par leur ouvrage, des traces de plâtre sur la figure et dans les cheveux. Nous avions oublié un moment nos statuts d'adultes, de femmes parfois désœuvrées et souvent névrosées. Jaques passait dans les rangs, promenant son gros ventre et son rire communicatif. J'ai longtemps gardé ce carton au mur de mon petit atelier, il est resté pour moi le symbole du bonheur que j'éprouvais durant ces trois heures de cours par semaine.

Jacques discutait toujours dans le couloir, et nous l'entendions rire, de la bonne blague qu'il allait nous faire.
Il entra dans la salle de cours accompagné d'un homme jeune, qui n'était déjà plus tout à fait un jeune homme. Ces deux làavaient l'air de bien se connaitre.

— Mesdames, aujourd'hui nous avons la chance de compter parmi nous Bertrand qui a accepté de poser gratuitement pour nous. Bertrand est un de mes anciens élevés, et il a aussi été modèle professionnel il y a.... Ça fait combien de temps Bertrand que tu as posé pour la dernière fois ?
— euh. Une petite dizaine d'années, je crois... mais j'ai surtout posé en académie, pour payer mes cours de dessin il y a vingt ans...
— et à l'époque, tu prenais combien pour deux heures ?
— 80 francs, je crois, plus le trajet.
— Bon mesdames, avec l'inflation, j'espère que vous apprécierez le cadeau, le prix n'a pas beaucoup changé, mais c'est des euros. Tu peux aller te préparer derrière le paravent Bertrand, nous allons redisposer la salle. Dis-moi si tu as froid, j'ai un petit radiateur d'appoint dans mon bazar. J'espère qu'il marche encore.

Bertrand disparut un instant, le temps de se déshabiller. Ma voisine de gauche avait  sorti ses crayons qu'elle taillait avec un soin attentif, même ceux dont la pointe n'aurait supposé le moindre reproche. Celle de droite, une nouvelle dans le cours, avec des pinces à dessin, attachait une grande feuille de papier à un support en bois. Les autres s'affairaient, tentant comme elles pouvaient de cacher leur impatience de revoir Bertrand. Il faut dire, que tout habillé il était déjà un bel homme. Non pas simplement un joli garçon ou une glabre sculpture vivante, mais un mâle, avec toutes ses hormones, pourvu de tous les fantasmes que nous projetions sur lui.
Jacques nous demanda de nous disposer  en arc de cercle autour de la petite estrade destinée à accueillir le modèle. Le déménagement sembla durer une éternité, dans un vacarme de tables que l'on pousse, de chaises que l'on traine, de bavardages et de gloussements.

— c'est bon, Bertrand ? Si tu es prêt, tu peux nous rejoindre.

ouvrant le paravent il apparut souriant de ses yeux et de ses dents, naturellement nu, dans son corps d'amant, dans son corps de mari qui n'est pas le notre.


— C'est vrai qu'il fait pas chaud ici — dit Bertrand, — Jacques, tu peux allumer le radiateur. Ou dans deux heures j'aurais pris froid.

Il évoluait parfaitement à l'aise, sans exhibitionnisme, mais avec l'assurance de celui qui se moque du regard que l'on pose sur lui. Il savait qu'il tenait la route, mais son aisance ne lui conférait pas la moindre arrogance, juste la sensation d'être bien dans sa nudité.

Nous avions déjà eu quelques modèles masculins, recrutés pour la plupart dans le cours de danse du mercredi. C’était généralement de très jeunes hommes, à la musculature sèche et aux membres longs, sans un poil sur le corps ou sur le visage. J'aimais  les dessiner, attentive à la lumière qu'ils accrochaient, recherchant les contrastes, soucieuse de restituer la finesse du grain de leur peau, la douceur de leurs lignes. Ces moments étaient d'intenses batailles avec mon regard. Il me fallait lutter contre ce que mon esprit construisait, pour me contenter  de ne rendre sur la feuille que le reflet de l'image devant moi. L'émotion était toujours artistique, et je passais finalement peu de temps à observer le modèle. quand je rentrais chez moi, étalant mes croquis sur le sol, je me rendais compte, que sans le vouloir vraiment, la plupart de mes esquisses n'étaient que de simples reproductions de corps sans visage défini et sans sexe. Ils étaient  esthétiquement parfaits, mais j'aurais été incapable après un cours, d'en croiser un et de le reconnaitre. Tous mes dessins d'académie masculine se ressemblaient. Ils se distingaient  dans le temps par la maitrise accrue de mon geste et de mon regard.

Pour Bertrand, je sentais que la séance serait différente des précédentes et que je n'étais pas seule parmi toutes ces femmes à éprouver cette sensation.

— Bien, mesdames, aujourd'hui nous allons travailler sur la silhouette et les proportions. On évite de rechercher la ressemblance au niveau du visage, l'important c'est de transcrire l'harmonie et l'aplomb de la silhouette. Vous avez la chance d'avoir un vrai mâle comme modèle aujourd'hui, alors ce que je veux voir dans vos œuvres, c'est la masculinité du monsieur.
Madeleine, une jeune retraitée, installée derrière mois, de sa petite voix douce demanda :

 — on est obligé de tout dessiner à part les traits du visage ?

Andrée râlait pendant ce temps dans son coin et maugréait :

— J'aime pas les modèles hommes, avec leur machin qui pendouille, c'est moche. Je préfère les femmes, au moins, quand elles serrent les jambes on ne voit rien.

Jacques éclata de rire.

— Vous dessinez ce que vous voulez, ou ce que vous pouvez. Chaque pose ne doit durer que dix minutes avec deux minutes entre chaque, sauf si Bertrand est d'accord pour enchainer. Allez on démarre, vous verrez, dix minutes c'est vraiment court. Si tu veux, Andrée, tu peux te retourner, je te ferai signe pour les séances de dos. Allez, à toi Bertrand, tu veux que je t'indique les poses ou tu préfères faire comme tu sens ?

— Ça ira, répondit le modèle.

Bertrand commença par un profil, une jambe à peine fléchie, les épaules en arrière. C'était vraiment un bel homme, dans la quarantaine, un peu plus peut-être. Parfaitement proportionné, son ventre était plat sans pour autant être sculpté par la fréquentation de la salle de gym. Sa poitrine puissante était recouverte d'une légère toison grisonnante. Ses cuisses à la musculature dessinée donnaient à sa silhouette un aplomb solide. Planté sur le sol, il me faisait penser à un arbre. Nous avions toutes remarqué la partie centrale de son anatomie. Son sexe sombre et lourd reposait tranquillement entre ses cuisses. On sentait une tonicité naturelle que traduisait la tenue de son membre, qui était loin de pendouiller sans pour autant paraitre agressif ou obscène. Je n'avais pas encore pris en main mon bout de fusain, je regardais Bertrand, détaillant chacune de ses cicatrices, revenant sans cesse sur son sexe que je trouvais merveilleusement proportionné. J'aurais voulu ne dessiner que cette partie de son anatomie. Posé sur ses deux jambes, il donnait une telle impression de solidité que je l'imaginais me porter contre son ventre tendu. C'était la première fois que je me sentais éprouver un pur désir sensuel face à un modèle. D'habitude, je suis plutôt analytique. Le corps humain est un défi que je relève par la prise de cotes systématiques. Je trace des lignes, des cubes, des ovales et me rapproche ainsi de mon sujet, le réduisant toujours à un ensemble de formes qui doivent se conjuguer pour s'harmoniser. Là, je ne pouvais pas. Mon regard était comme aimanté par ses jambes, ses fesses et son sexe.

Jacques passait derrière nous et je n'avais pas vu le temps s'écouler. Le délai de la première pose était presque achevé quand je sentis la présence du professeursur ma nuque. Se penchant vers moi, il me glissa discrètement à l'oreille : — « alors Alice, tu manques d'inspiration ? » Ma feuille était encore blanche. Les mots presque chuchotés par Jacques me ramenèrent brutalement à la réalité. Je me hâtais rougissante de griffonner quelque chose, mais je n'étais pas suffisamment concentrée pour restituer autre chose que de vagues gribouillis.

La séance  se poursuivit, Bertrand enchainant les poses académiques sans donner l'impression de se fatiguer. Le cours était silencieux, presque religieux, seulement ponctué des remarques de Jacques. Il ne revint pas vers moi  les deux heures que dura le cours. J'avais réussi à rassembler mon attention et m'abstraire des images érotiques qui se formaient devant mes yeux à chaque nouvelle figure qu'exécutait Bertrand. Les croquis que je détachais avec rapidité de mon carnet s’accumulaient  à mes pieds. 


Le désordre des feuilles me gênait, je m'interrompais un instant pour faire un peu de rangement. La jeune femme installée à ma gauche avait posé son crayon et observait ma production. Je savais qu'elle s'appelait Claire. Jacques nous appelait toujours par nos prénoms, mais je n'avais jamais eu l'occasion de lui adresser la parole. C'était une jolie blonde bien en chair d'une quarantaine d'années. Elle s'était inscrite au cours de dessin en cours d'année. Elle manquait de pratique et de rigueur, mais progressait rapidement. J'avais eu l'occasion de voir quelques-unes de ces réalisations, qui étaient toujours très personnelles et marquées par l'abstraction. La semaine dernière, alors que nous devions interpréter une nature morte, une cafetière à côté d'une citrouille, sur un drap blanc, elle avait magistralement restitué le sujet par des aplats de couleurs très éloignées de la réalité. J'aimais bien ce qu'elle faisait. Alors que je m'attachais à la ressemblance, elle semblait s'en ficher éperdument, mais ce qu'elle faisait était toujours émouvant et plein de vitalité.

— vous avez fait beaucoup de croquis, me dit-elle.
— J'ai du mal à trouver la ligne.
— On dirait que le sujet vous a inspiré, ce que vous avez fait est vraiment superbe.
— C'est trop gentil, vous êtes une flatteuse.
— Non, c'est sincère, j'aime bien. Ça donne une impression de chaleur, un peu comme une caresse.

Je ne m'attendais pas à cette remarque. Ne sachant quoi répondre, je classais mes croquis.

— Et vous me faites voir ce que vous avez fait ?
— Si vous voulez.

Elle me tendit son carnet que je feuilletais d'abord par politesse, puis avec un réel intérêt.

— Vous aussi vous avez été inspirée. Vous en avez fait un touareg naturiste.
— Je sais pas, ça m'est venu comme ça.
— Tu sais... on peut se tutoyer peut-être, ce sera plus simple.
— Bien sur.
— Tu sais, quand je regarde tes croquis aquarellés, ça me rappelle l'exposition de Titouan Lamazou sur les femmes. C'était au Trocadéro, je crois.
— Oui, je m'en souviens, j'y ai été avec ma fille.... elle avait fait un dessin qu'il lui a dédicacé... elle était heureuse comme tout, elle a montré son dessin signé par Lamazou à tout le monde...
— Eh bien, je ne sais pas si ça t'a fait la même chose, mais chaque dessin, le regard de chaque femme... et bien, je me suis dit, lui, il aime vraiment les femmes.
— Tu m'étonnes.... je me suis fait la même remarque... j'ai pas osé lui demander de me dédicacer son livre, il y avait trop de monde...
— Quand je regarde tes croquis, ça me fait un peu la même impression... c'est une bonne idée, les applications de gouache mélangées à l'aquarelle... ça donne de la matière...

Claire éclata de rire pour dissimuler sa gêne et reprit.

— euh, il est quand même pas mal, le mec. Pas forcément à mon gout. Mais y a pas grand-chose à jeter. Si tu vois ce que je veux dire.
— Moi je dirai pas ça... pour une fois qu'on a pas un minet... j'en ferai bien mon quatre heures... et puis mon diner aussi pourquoi pas.

Nous riions comme deux gamines. Le cours était achevé, Bertrand, le modèle était retourné se rhabiller derrière le paravent. Jacques était en grande discussion avec Andrée, qui s'était contentée de travailler le visage du modèle. Le cours se vidait peu à peu, les élèves s'éclipsaient par groupes avec plus ou moins de discrétion.

Je regardais par la fenêtre, il faisait déjà sombre et une pluie fine commençait à tomber.

— Pfff, on n'est même pas en octobre, et on se croirait déjà en hiver.

— oui, répondit Claire, je crois bien qu'on est entrées dans le tunnel... encore 7 mois avant de voir le soleil et de remettre une jupe.

— Il parait que demain on aura tout de même une belle journée. Je me ferai bien la dernière terrasse de l'année, ça te dit ?

— Demain soir si tu veux, les enfants s'occupent de leur père ce weekend et il passe demain à onze heures.

— Toi aussi tu fais partie du gang ?

Alice me regarda interrogative.

— Le gang quoi, la tribu des divorcées.

— Oui, c'est tout neuf. Ça fait juste depuis la fin des vacances qu'on s'est mis d'accord sur les tours de garde et de visite. Demain, ce sera la deuxième fois. Toi aussi, tu es divorcée, tu as des enfants ?

— Moi aussi, en quelque sorte.... mais non, je n'ai pas d'enfants.

— Bon alors, demain on est libre... on va pouvoir faire les folles et parler du modèle. Il est ou celui-là au juste.

— Je crois qu'il n'est plus la, je ne l'ai pas vu partir. Discret le bonhomme.

— Tu crois qu'il est divorcé lui aussi.

— Je suis sur qu'il est marié, ou pire.... non, mais j'ai fait mon deuil.

Nous échangeames nos numéros de téléphone, nous promettant de nous appeler le lendemain en fin d'après-midi. Elle avait l'air  sympathique cette claire, j'aurais du lui parler plus tôt.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire