lundi 28 mai 2012

Paraître pour exister


Assis, à la terrasse de ce café, je me sens serein. Je goutte le calme et la tiédeur de cette matinée qui n’a pas encore commencé. J'aime la  Provence. Hier soir, je me suis couché tôt. Je ne fume plus, et j’ai réussi à ne plus boire à l’ivresse, même légère. Au réveil, je me sentais propre au dedans, plein d’une énergie que je ne me souviens pas avoir jamais eu. Aux premières lueurs de l'aube Je suis allé à pieds vers le centre du village. Je me sentais en paix, je n’avais plus peur de vieillir. Je ne pensais plus qu'au présent et aux possibles qui s'ouvraient à moi, comme quand j’étais l’adolescent au cheveux noirs et bouclés, qui posait pour sa première carte d’étudiant, regardant confiant l’avenir au travers de l’objectif, les yeux arrogants et posés comme un air de défi. Ce matin, j’étais ce jeune homme vert, à la peau douce, au visage sans mollesse.

 Le ciel est clair, le vent a chassé les nuages. La journée commence dans la douceur. Je regarde la rue animée par les artisans qui rejoignent leur chantier. Je tourne la cuillère dans ma tasse de café, ne sachant où la poser. Derrière son comptoir, le patron du bistrot, est occupé de mille taches dont j’ignore le sens. Un vieux, au visage chiffonné de trop de nicotine s'absorbe dans  la lecture de la rubrique hippique d’un journal qu’il a sorti de la poche intérieure de sa veste. Le temps passe sans but avec lenteur et je n’ai pas encore porté la tasse à mes lèvres. J’attends, et pourtant je sais que bientôt je me lèverai pour reprendre le chemin de ma location. On se croirait en Afrique, ou quelque part dans le sud de l’Espagne.

C’est à cet instant que je l’ai vue passer devant moi. Habillée court, chaussée de talons hauts, elle m’apparaissait dans la minceur triomphante de celles pour qui leur silhouette est le fruit de l’entreprise d’une vie. Elle marchait en roulant ses fesses, le regard fixé vers la boulangerie. Je me suis immédiatement senti attiré vers elle, ne pouvant détacher mes yeux de ce cul hypnotique. Elle n’était plus là mais j’avais son image encore devant les yeux. Qui donc était cette femme ? Il ne fallait vraiment pas être devin pour sentir dans son sillage la profondeur de ses blessures. J'étais amusé et attendri par cette poupée de cinquante ans, qui pour être certaine d’accrocher le regard des hommes avait du passer plus de deux heures à s’apprêter dans le silence de sa salle de bain afin de se présenter dans les atours les plus caricaturaux de la féminité, simplement pour aller chercher son pain.

Sa volonté de séduire à tous prix, la rendait émouvante. Je l’imaginais fragile et inquiète, passant probablement le plus clair de son temps à scruter les signes de l’âge qu’elle tentait  d’endiguer méthodiquement. Elle avait la chance d’avoir su garder la jeunesse de sa silhouette, conservant un corps fin et musclé qu’elle devait mettre en valeur pour que l’on oublie de regarder son visage qui, malgré sa science du maquillage ne pouvait plus faire impression. Dans l’excès de l’obsession de son apparence, elle en faisait trop. Vêtue comme une chasseuse, elle avançait d’une démarche étudiée, uniquement attentive aux regards qui se posaient sur elle. Je l’ai sentie blessée, comme une femme qui a pris la décision de se donner les moyens de refaire sa vie. Chez elle, la fêlure allait au-delà de la simple campagne de séduction. On sentait que son corps était le terrain d’un champ d’une bataille qui se livrait quotidiennement. Elle refusait, elle niait, elle luttait. Elle savait qu’il ne lui restait que peu de temps avant que les brèches qu’elle scrutait chaque jour ne soient trop visibles, les fuites toujours plus nombreuses. Elle craignait ce jour, refusant d’y penser, mais investissant dans sa lutte chaque instant de sa vie.  Cet instant arriverait toujours trop tôt. Vaincue par le temps, dans sa solitude désœuvrée elle n’aurait plus alors qu’à feuilleter ses souvenirs au hasard des albums de photos, se remémorant le temps où elle faisait encore  se retourner les hommes. Le temps où elle ne serait plus qu’une vieille au statut de beauté déchue durerait trop longtemps et arriverait toujours trop tôt.

Quand elle revint devant nous, arpentant la rue dans l’autre sens, le vieux leva la tête et l’observa sans discrétion, affichant un sourire gourmand. Ce vieux crabe, qui ne devait pas être beaucoup plus vieux que cette guerrière la considérait comme si elle lui devait quelque chose. Elle au moins se battait contre le temps, tandis que lui, avait depuis longtemps abandonné tout espoir de paraitre. Il avait parlé suffisamment fort et elle était assez proche pour avoir entendu sa parole crue. Elle avançait toujours roulant des hanches, et dansant sur ses escarpins, sans tourner la tête, fière d’être là dans la couleur de sa séduction outrageuse. Elle savait qu’au moins un regard ne se détachait pas de ses fesses. Elle se sentait inaccessible, excitée par le fait qu’elle nourrirait les fantasmes de ce vieux bonhomme. Moi, je la suivais des yeux, sous le regard complice de mon voisin. Dans la rue un volet s’ouvrait. Une vieille dame, en peignoir arrosait ses géraniums.

J’aurais voulu la suivre, juste pour savoir et aussi m’imprégner de son hallucinante démarche de danseuse. J’aurais voulu lui parler, tenter d’attirer son attention. Mais je savais bien que ce genre de femme ne se nourrit que de la jeunesse. Je payais mon café, et repartais, sous le soleil déjà haut qui m’écrasait la nuque. Je me sentais vieux. Bien loin du jeune homme aux cheveux bruns et bouclés qu’elle aurait tant désiré à présent, qu’elle n’aurait pas remarqué dans sa jeunesse car bien trop vert pour elle.

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