lundi 20 octobre 2014

Le sourire de mon père

Un dimanche après midi ensoleillé de fin d’automne, j’ai pris conscience que mon père était un homme ordinaire avec lequel j’aurais pu m’entendre à défaut de le comprendre.
Sa première attaque cérébrale nous avait faussement rassurés, nous le pensions tiré d’affaire. C'était selon nous, juste une fausse alerte provoquée par un excès de surmenage. Il faut dire qu’il n’avait jamais cessé de travailler, ramenant à la maison chaque soir et chaque week-end de lourds dossiers qui déformaient sa vieille sacoche de cuir couleur crème.
Il touchait une confortable retraite de la société de courtage d’assurance qui l’avait employé toute sa vie, et par crainte du vide, de l’ennui ou parce qu’il n’avait rien préparé, s’était un temps consacré à la formation des jeunes vendeurs. La pédagogie était chez lui une seconde nature qui l’animait avec passion et enthousiasme.
Il ne parlait plus ou très peu, quelques phrases courtes seulement, parfois réduites à un mot, dans lesquelles il exprimait tant sa fatigue que sa lassitude.
Son état ne s’était pas amélioré après sa seconde hospitalisation qui nous avait tous surpris. Il était autonome, mais semblait absent, le regard dans le vide, inconscient de qui était près de lui.
Ma sœur n’avait pas souhaité le prendre chez elle. Sa décision me désespérait, mais je la comprenais. Son état nécessitait des soins qu’aucun de nous ne pouvait assumer ni financièrement ni psychologiquement. Son mari n’était pas des plus commodes non plus. Elle m’entretenait secrètement, depuis des années de son projet de séparation sans jamais franchir le pas. Ce n’était jamais le bon moment. Les enfants étaient trop petits, le boulot, les études du grand ; il y avait toujours eu une bonne excuse pour continuer d’accumuler de la rancœur et de la frustration. Je savais bien que pour elle, la vraie raison ce n’était pas le fric. Elle ne voulait pas courir le risque de se voir reprocher l’état de son père par son mec.
Moi, je venais de me séparer de Lilas. J’habitais un studio meublé sur Senlis. Un camarade avait accepté de me le louer sans trop faire d’histoire ni regarder ce que j’y ferai. J’avais perdu l’habitude de vivre dans une aussi petite surface. L’appartement me rappelait ma chambre d’étudiant quelque trente ans plus tôt. L’espace y était compté. Je passais directement de mon lit au bureau avec pour vue les cimes enneigées de la chaîne de Belledone. Je bénéficiais à présent de quelques mètres supplémentaires. La fenêtre fermait mal et donnait sur une façade aveugle plusieurs fois centenaire. Rien dans cet appartement n’était aux normes. Ma seule et unique prise électrique était surchargée de rallonges et de dé-doubleurs qui chauffaient dangereusement lorsque je branchais mon imprimante.
Lilas m’avait annoncé son emménagement prochain avec son ex-collègue. Celui-là même, qu’elle détestait au point de manquer de vocabulaire pour exprimer son mépris et sa détestation. Elle n’aimait pas les cavaleurs, et c’en était un de la pire espèce selon elle. J’ai compris bien plus tard qu’elle lui reprochait surtout n’afficher qu’un intérêt courtoisement distant à son égard.
J’aurais pu protester, mais moi non plus je n’étais pas clair dans cette histoire et ça m’arrangeait bien que notre relation s’achève de cette manière…
Mon père a donc été transféré à Fitz-James, chez les dingues. Tout cela parce que nous ne savions pas quoi en faire et parce que ce n’était vraiment pas le moment qu’il rechute.
Je ne comprenais pas pourquoi on lui donnait tous ces médicaments. Bien sur, il n’était pas l’homme qu’il avait été. Un peu absent et l’air hagard, je ne parvenais pas à faire la part de son état réel des conséquences imputables à son traitement.
Je n’ai jamais supporté le voir infantilisé par des infirmières qui s’adressaient à lui comme à un salle gosse que l’on prenait à s’enfiler un doigt dans le nez. Le règlement de l’hôpital était sévère. Les dépassements d’horaires de visites étaient rarement tolérés. Je détestais cet endroit qui ressemblait à une prison sans barreaux. Il n’avait de toute sa vie jamais oublié de payer la moindre contravention de stationnement et se retrouvait incarcéré au milieu des alcooliques, drogués et autres perturbés toujours en quête d’une cigarette. Je n’aimais pas l’idée de le savoir la, mais comme me le disait Marie-Ange, ma sœur, nous n’avions pas le choix, nous ne pouvions pas faire autrement.
Nous étions venus lui rendre visite un dimanche de novembre. C’était une de ces rares journées sans pluie où la lumière blafarde de l’après-midi avait le goût amer des devoirs pas encore entamés et des leçons non apprises. C’était une journée hypocrite, où nous nous devions d’afficher notre joie de le revoir.
C’était sa toute première autorisation de sortie. Nous attendions patiemment dans le sas d’entrée qu’un membre du personnel soignant veuille bien se décider à nous l’amener. Ne jamais oublier que l’hôpital traite des patients, destinés à attendre que l’on veuille bien leur donner l’autorisation d’exister. C’est encore plus vrai dans une structure psychiatrique.
Je l’ai vu passer la porte sans m’adresser un regard. Il ne me voyait pas. Il ne me reconnaissait probablement pas.
Marie-Ange avait décidé que nous irions pique-niquer tous les trois. Elle a toujours adoré ça. Moi je trouvais l’idée idiote pour la saison. Le sol était humide, le fonds de l’air était glacial. J’ai toujours détesté l’idée de boire du rosé dans des gobelets en carton et découper de la viande froide toujours trop dure avec des couteaux qui ne coupent pas et des fourchettes qui explosent dès lors qu’on insiste un tout petit peu.
Le menu était assez classique… rumsteck, patates froides, chips, salade de riz une pomme et un bout de fromage. Ça ne devait pas trop le changer de la bouffe de l’hosto. Je me sentais honteux, mais je n’avais pas envie qu’elle me reproche devant lui de ne pas avoir participé à la préparation des agapes.
Ça n’a pas eu l’air de le déranger. Il mangeait silencieusement et coupait sa viande avec une infinie patience, le regard concentré tel un comptable à la recherche d’une inversion de chiffres dans une balance de fin de mois.
Nous ne disions rien tous les trois. Marie-Ange avait ce regard de vieille résignée que déjà môme elle affichait quand nous partions en vacances en Espagne. Elle est comme ça ma sœur ; elle a toujours eu cinquante ans et la peau chiffonnée de la ménopause précoce. Son mec, un petit gros avec lequel je n’ai jamais réussi à l’imaginer se frottant lascivement contre lui. Rien que l’idée me fait frissonner de dégoût. Elle fait partie de cette catégorie de personnes pour qui le sexe est aussi improbable et incongru que le Rock’n’roll dans une assemblée générale d’une caisse locale de Crédit Agricole.
Nous étions partis depuis une heure environ. Il n’y avait plus rien à manger. Je fumais une cigarette en attendant que passe le temps pour ne pas rentrer tout de suite.
Il s’est levé, déterminé. Seul lui, avait vu cette caisse jonchée au milieu de nulle part. C’était une coque de hors-bord. Un vieux truc en bois qui avait atterri dans ce champ en lisière de forêt, à des kilomètres du premier plan d’eau, sans explication plausible. Le fonds était arraché de sorte que la coque reposait directement sur l’herbe.
Il s’est installé derrière le volant et sans un bruit, sans qu’un son ne sorte de sa bouche, une main assurée sur le reste de pare-brise en plexiglas, pour la première fois depuis la mort de maman, je l’ai vu sourire. C’est à ce moment que le vent s’est doucement mis à souffler tandis que ma sœur m’adressait un regard teinté d’un mélange d’inquiétude et d’exaspération.
Je savais exactement où il était. Quarante-cinq ans plus tôt, au bord du lac Balaton, dans un bateau loué au camping. Nous étions réunis tous les quatre et passions ensemble nos premières vacances. C’est ma mère qui avait eu l’idée de cette drôle de destination pour l’époque. Une de ces amies lui en avait parlé… après l’avoir évoqué un soir à table, mon père l’avait regardée en souriant et lui avait dit “ — pourquoi pas ». C’était suffisamment rare qu’il accepte une idée sans la discuter que nous étions tous restés sans voix.
Trois mois plus tard, début août, nous franchissions la frontière autrichienne et découvrions les routes de Hongrie sous une telle canicule que nous avions l’impression de nous diriger vers Alicante, notre destination habituelle.
Au détour d’un virage, ce fut le Lac. Il était immense. J’avais beau regarder, je ne voyais pas l’autre rive. On aurait dit la mer. Nous avons ainsi roulé plusieurs heures, sous le charme des apparitions laiteuses du plan d’eau au travers de l’épaisseur des sapinières qui en bordaient les rives et les collines alentour. Il disparaissait parfois longuement de notre paysage. La route sinueuse et chaotique reprenait alors sa monotonie campagnarde. Je m’endormais contre l’épaule de ma sœur, des que le Balaton réapparaissait, mon père s’exclamait bruyamment, et nous réveillait tous de notre léthargie. Ma mère ne conduisait pas. Je ne suis pas sur qu’il lui aurait laissé le volant. Mais il n’aimait pas se retrouver seul éveillé et nous le faisait vigoureusement savoir.
Ma mère entretenait la conversation afin qu’il ne s’endorme pas. Lui restait concentré sur sa conduite et ne répondait que rarement. Il ne supportait pas l’entendre ainsi monologuer sans fin, encore moins qu’elle se taise.
Quand avons enfin atteint Balatonfured, le jour était tombé depuis quelque temps. Nous avons erré pendant quelques heures à la recherche des clefs de notre mobile home, guidés par ma sœur, la seule d’entre nous à baragouiner quelques mots d’allemand. Nous nous sentions très loin de la France, bien plus éloignés que si nous avions traversé l’Atlantique.
Le hasard nous a fait rencontrer une famille de Belges francophones qui nous a pris en affection. Ils ne nous ont plus quittés et nous ont invités à leur table pour dîner le soir de notre arrivée.
Mon père était détendu. Il ne s’était pas rasé depuis notre départ deux jours plus tôt. Je le voyais rire, légèrement ivre. Il ne buvait pratiquement jamais à l’époque.
Ce fut sur ce ton joyeux et loin de tout que nos vacances se sont déroulées.
Le lendemain, je me levais tard et retrouvais mes parents en plein débat avec nos nouveaux amis. Je ne comprenais pas de quoi il était question, mais ils avaient l’air de vraiment bien s’entendre.
À midi, mon père m’annonçait qu’il avait décidé de louer un bateau. Il n’avait pas son permis, je ne suis pas sûr qu’il en fallait un sur le Balaton. Le hors bord faisait un raffut du diable et dégageait une épaisse fumée noirâtre, mais c’était une affaire selon lui.
Il était fier au volant de son bolide… presque autant que je l’étais de lui… nous ne faisions rien comme les autres, j’aimais ça.
Près de quarante ans plus tard, il était de nouveau tout sourire aux commandes de son bateau, les cheveux dans le vent, la main assurée contre le montant du pare-brise. Il avait de nouveau le regard clair de sa jeunesse. L’année avant que Maman ne disparaisse, la dernière année où je l’ai entendu rire.






2 commentaires:

  1. La beauté de ce texte nous ramène à une réalité à l'abandon d'un être humain de sa famille qui ne peut pas subvenir à ces besoins et un système "carcéral" médical. Elle nous interpelle:" Comment allons nous finir si il nous arrive un problème de santé grave......"

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  2. il est très difficile déjà de voir dans quel état se trouve un membre de notre famille, et nous avons du mal parfois à accepter cela, car c'est douloureux! ça fait mal , on en reconnait plus la personne qu'elle à été, et l'on se sent impuissant face à cette détresse...ON CULPABILISE AUSSI, car c'est abandonner un être humain , mais le père qui nous a" conçu " qui nous a élevé!et d'autant plus qu'il n'aurait pas du se retrouver dans une structure psy! ou toutes les pathologies sont mélangées.... ça fait peur! oui! parce qu'on se demande lorsque nous vieilliront ou qu'on aura perdu un peu la boule , voire dépression .........OU VA T-ON NOUS METTRE??? aurions nous le choix?? les maisons de retraite actuelles ne sont plus des maisons de retraite et avant on prenait des personnes que sain d'esprit ect . Il y a de plus en plus de personnes atteintes de troubles cognitifs des Alzheimer ect des spy... histoire d'une réalité qui est bouleversante! et qui donne de l'effroi..........qui nous remet en question mais même si on a pas envie d'abandonner les nôtres les soignants ont la capacité à s'en occuper ils sont formés pour cela ,car même nous nous n'avons pas de formation spécifique pour toutes ces personnes.........

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